LE CYCLE DE L’ONDE
LIVRE I
I
Alors Aloth et Ôkrin sortirent ensemble
du chaos par leurs noms prononcés,
et du Nom émergea le silence.
Commencement et Fin prirent sens et se perdirent
et Écho, les touchant, déchira le silence.
L’Onde s’épancha au travers du néant
en un cercle de son qui s’avançait,
troublant par son Geste impensé le plan apaisé du vide.
Frère et sœur contemplèrent chacun
le corps de l’autre.
Leurs bouches se touchèrent
et rappelèrent le son vers son centre.
Le Vibrant atteignit les bornes infinies et succomba à leur appel.
Nul bruit ne leur revint jamais.
Et Silence recomposa son lieu,
cristallisant les mondes à la mort du mot
et de pierre Nous devint chair.
Alors que la glace les embrassa de tous côtés,
Aloth et Ôkrin crièrent,
Aloth cri de mort,
Ôkrin cri d’amour.
Mais l’immobile en s’écartant
écartela les amants de sang,
et de chair retournèrent au néant.
Leur poussière se dispersa avec l’ombre
de leurs cris,
et les funérailles rouges gagnèrent les confins de l’onde.
Ils s’appelèrent à nouveau,
et leurs voix se touchèrent au centre du silence.
Alors ils furent de nouveau.
Mais en regardant au tour,
ils se virent séparés par ce mouvement infini
et hurlèrent leur douleur,
et à nouveau ces vagues vagabondes
se heurtèrent à l’origine,
déchirure et vie sur leur passage,
et une parfaite goutte sanglante
émergea de l’onde.
Et l’écho fut absorbé.
Natho à son tour émergea d’encore
et emplit l’espace de sa chaleur.
Et Aloth et Ôkrin se trouvèrent par leur fille.
Mais Natho ne put emplir toute la distance de son corps,
et elle déserta l’origine.
Le froid grandit en son sein,
et la brisa en deux.
À se voir ainsi scindée,
démence la prit. Ses pleurs
la noyèrent, ainsi que l’aurore.
Et désespoir fila le cœur des survivants,
à nouveau séparés.
Leur tristesse assombrit l’océan macabre
et les deux amants de chair se firent ébène,
et les larmes et le sang de leur fille les pénétrant,
les statues de bois se firent pierre,
lunaire et flamboyante,
aimant la mort, tuant l’amour,
coupant l’air en leur tour
en une sphère où l’eau ne put aller,
et l’air devint la nourriture de leur feu
linéaire, l’un de l’autre, la lumière substance.
Alors de l’étoile un chant s’éleva,
et l’espoir s’insinua dans les veines de l’onde.
Sils émergea du chant de brume alors qu’il cessait.
Il alla trouver les statues de cendres de ses précédents
aux infinis partagés.
Mais ceux-là qu’il voulait baiser
toujours lui échappaient,
ici disparaissant en poussières insaisissables,
là se recomposant hors de ses mains,
figures toujours plus fragiles et plus belles,
éternelles en fuite.
Alors Sils se transperça de sa main,
et le chant se fit chagrin à son geste,
alors qu’il cessait.
Alors sa chair se fit sonore
et le fils devenu douleur
mêla son gémissement à la plainte
de nulle-part.
Et l’onde toute entière frissonna
au son du sanglot éternel.
La complainte s’étendit au-delà des mondes,
et recouvrit l’abîme d’un voile d’or et de sang,
pesant sur l’onde d’une main sacrificielle
qui craquela l’onde
dont la peau céda,
et l’abysse engloutit en son sein marine
ce marbre étincelant souillé de vide.
Alors Commencement et Fin se rejoignirent
au centre de son défunt,
et pleurèrent une larme sèche
qui toucha sans fin la surface.
En ce lieu de chute l’onde s’ébranla,
et la larme s’étendit à toute l’onde.
Alors des montagnes funestes et silencieuses
émergèrent de l’abysse,
et les vents déchirés y semèrent les graines de l’oubli.
II
Le Temps cessa de nouveau,
éternité figée en ce jardin des pierres
élimé par le vent,
ébréché par ses germes.
Car nourries de ce silence d’être,
les graines grandirent,
y trouvant leur substance.
Et ces plantes de rien
construirent leurs tristes fleurs.
Et le premier bourgeon labeur s’ouvrit.
Alors Commencement et Fin reprirent leur lieu.
Car un parfum surgif emplit l’air,
attirant les pierres en son sein.
Et le fruit d’inconnu, ainsi créé,
craquela son écorce de végétal lithique.
Lil alors se leva,
et, au souvenir, pleura.
Ses larmes d’encore recouvrirent la pierre,
et l’oubli de vert sombra, noyé dans ce corps.
Lil alors se coucha,
et, au souvenir, se fit sourire,
et l’aurore.
Elle appela son nom.
Crépuscules — un instant.
Et Sol répondit à son appel
par sa présence.
Il émergea de l’onde prononcée,
en ce lieu, son toujours :
à son côté.
À son côté il s’étendit,
et ensemble ils errèrent,
construisant l’étendue sous leurs pas,
et les terres versatiles
les soutinrent.
Les mondes les suivirent ensemble le même cœur,
en leur errance paisible et perdue,
sans aucun sens sinon le pas,
mais bien tôt plus même
car on ne put les distinguer de leur paysage,
elle, lui, tout un,
même lumière apaisée, amoureuse,
embrasse et baigne l’horizon
de leur cœur rêvé et visages
devenus mondes,
océans d’onde.
Alors la lumière absorba le temps,
bannit la mort de ces lieux,
devenus lisibles.
Le sang des amants se fit eau pure,
leur peau plaines et montagnes,
leur cœur déserts et mers,
leur plénitude Cycle de beauté claire.
Mais bien tôt la Vie devait commencer,
par son centre
et son éternelle source.
III
Un instant, une éternité —
Nemis naquit de l’Arbre du Monde,
fruit d’amour de la beauté au partage,
merveille unique de l’onde fertile.
Mais avec lui naquirent de nouveau,
au commencement,
décadence, souffrance et mort.
Et lorsque l’humaine figure ouvrit ses yeux,
il sentit en son sein force et désir et plaisir.
Mais au même instant, il sentit
aussi en lui
la froide morsure usurière du temps
et son proche périssement.
Alors il erra de part l’onde.
Car contre le temps,
toute quête est quête de chaleur.
Il traversa sans repos
les monts aimants de ses inconnus parents,
se nourissant de leurs fruits
au besoin de son pas.
Il chemina en errance, différé sans cesse,
car il ne connaissait pas celle
qui attendait son signe,
et le temps courait en son devant.
Il parcourut l’Onde sans fin,
sachant la sienne proche.
C’est alors qu’il atteignit les confins.
Il sut qu’il était arrivé, et,
fatigué, il s’assit
aux racines
de l’Arbre de l’Onde.
Alors Ise naquit de l’Arbre,
et elle reconnut aux pieds posés
celui qu’elle savait depuis toujours.
Nemis leva son visage et la vit et reconnut son trésor.
Alors ils s’unirent.
Et Nemis mourut
— Amouramort d’un improbable encore
qu’il ne voulut pas fuir.
Les deux amants du jour
savaient l’issue du détour amer,
et le regret inutile
passa,
comme une ombre au cœur de l’ombre,
pour ne jamais revenir.
Alors Ise pleura des larmes de joie
et partit.
Elle marcha lentement,
femme fruit d’un hasard écrit,
là où le pas du poème la porte.
Elle passa trois plaines primevalles,
elle passa trois lacs profonds, et,
atteignant le lac quatrième un crépuscule,
se posa en ses berges.
Une éternité, un soupir
_souffrance et plaisir,
et les berges de l’onde,
finitésimale foulée fraîche,
se firent berceau, se firent linceul,
au seuil de longs instants
incomptés, alors qu’Ise donna
naissance à l’enfant
par lequel l’homme enfin commença,
par lequel l’homme déjà finit, au moment ce même
où l’air emplit son corps,
où son cri de cœur emplit l’air.
Ainsi naquit Abel, enfant d’un
soleil crépusculaire, enfant
encore du jour, déjà nuit,
enfant d’une mère heureuse et
fatiguée
et d’un père mort
depuis trois plaines et trois et un lacs,
d’un père qui survit la mort
par son fruit et l’amour.
Et l’aurore.
Et l’enfant s’endormit,
accroché au sein et sourire
de sa mère.
Mais alors qu’elle sombrait
en une douce torpeur, la douleur
la prit à nouveau
car son enfantin labeur
attendait sa seconde part.
Et l’inscriptible joie d’Ise
grqndit encore,
alors qu’Olim, enfant
de l’aurore,
de la nuit encore et déjà du jour,
du matinal éveil de l’autre,
autre même et moi un temps
tard ou tôt selon cet encore
que la mère comprit,
vit le jour.
Et partagea le sein
d’une mère dormante.
Alors l’humaine race
eût pu se targuer
de commencer à être.
À-venir.
(1999)
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