dimanche 15 mars 2009

N (2004), chapitre deuxième.


Chapitre deuxième,
Où N fait la connaissance de quelqu’un,
Dans un café,
La nuit.


Changer, changer : ce n’est pas si facile que cela, de changer. À plus forte raison si l’on ne sait par où commencer. N comptait sur une auto-analyse de sa personne en situation pour débuter ce commencement de changement. N ne croyait pas que la distraction de l’ennui fût la méthode pour le résoudre. Il faut couper le mal à la racine, prendre les devants, s’attaquer au fond du problème. Un leprechaun lui avait récemment conseillé de rire de tout : N lui avait ri au nez. Tous ces gens qui vivent dans l’illusion, pensait-il parfois. Il connaissait ses classiques philosophiques. Et s’il ne s’était reconnu dans aucun de ces courants, il prenait volontiers, à droite, à gauche, c’est selon, les quelques petites choses qui lui convenaient dans les élucubrations idéelles ou matérielles de ces hommes du passé. L’une d’elle est que les choses changent, mais que l’homme récidive, commet toujours les mêmes erreurs et folies : il ne peut s’en empêcher, ou combattre ses instincts. N concluait paradoxalement : il faut suivre son corps. De là suit son rejet de tout parti-pris, de toute ligne de comportement globale, y compris celle prenant parti de rire de tout : car tout est à voir et vivre au cas par cas. Mais toutes ces réflexions embrouillaient N plus qu’elles ne l’aidaient, et il s’efforçait d’en débarasser sa tête de temps à autres. Rien de tel qu’une petite table rase pour avoir les idées claires, disait-il.

C’est donc la tête rase qu’il descendit les escaliers et sortit de chez lui pour Changer sa Vie. N quittait son logis assez rarement : notre homme était plutôt casanier. Il était doté d’une capacité innée (comme on dit) pour la nidification, ce qui fait qu’il construisait son nid et se plaisait à y passer la plus grande partie de ses jours et de ses nuits. Il ne sortait que pour s’approvisionner en nourriture et lecture, et regrettait par là même (car il préférait ses nuits à nos jours) qu’il n’y eût de commerce en ces deux choses, ouvert à toute heure — nous avons dit comme il est misanthrope et évite les foules. Inutile, donc, de vous préciser qu’il faisait nuit noire lors qu’il mit les pieds dans la rue Xavier Privas. N s’engagea dans la rue St Séverin, et se mit à gravir lentement la montagne. Le fond de l’air était brumeux, mais le hâlo au tour des réverbères, qui donnaient à ceux-ci par ces temps-là un air inquiétant, ne l’émerveillaient plus guère. À vrai dire, N comptait sur une rencontre opportune, quelle qu’elle fût, pour quelque peu débloquer son propre cas. Il prit tous les chemins de traverse (il évitait, tant que se peut, les artères) et, à mi-chemin, décida de faire une pause au café K., où il était à peu près certain d’éviter les connaissances. Il entra : deux ou trois têtes se tournèrent, puis reprirent leurs places. N commanda un demi au comptoir, alluma une cigarette, et reçut sa bière avec plaisir. Au bruit claquant d’une vieille poignée que l’on tourne et qu’il entendit derrière lui (probablement celle des toilettes), N tourna la tête, pour voir un homme à chapeau sombre disparaître dans l’interstice ainsi ouvert. Au moment où N allait remettre son nez dans son verre, il remarqua un demi et sous-bock sur sa gauche. Tiens, c’est étrange, j’aurais juré qu’il n’y avait personne un instant plus tôt. Et je dis aux autres de faire attention aux choses… Pourtant l’on pouvait voir, quelques centimètres plus loin, une cigarette à demi consumée, scellée sur le rebord d’un cendrier. Bah, sûrement le bonhomme des chiottes. En effet, une gorgée plus tard, l’on entendit l’eau courir dans les tuyaux, la porte s’ouvrir puis se fermer, des pas se rapprocher, et N vit deux doigts d’une main à laquelle il manquait un (Ça arrive.), saisir le mégot du cendrier. Des yeux, N suivit le rouge de la cigarette et sa courbe, le vit s’arrêter, s’embraser, et disparaître sous de lourds nuages de fumée. La bouche était immense, presque sans lèvres ; le visage, très maigre, accidenté de poils blancs vieux de quelques jours ; les joues étaient deux creux ; les sourcils broussailleux ; le nez long et busqué, plein de trous ; le tout, pas vraiment gracieux. N fut surpris dans son innocente inspection par deux grands yeux clairs assis sur une fine paire de lunettes rectangulaires. N esquissa un sourire en guise de salut. L’autre lui rendit un demi-sourire qui tenait plus de la grimace, révélant par là même des dents tachées par le tabac, et une hémiplégie faciale. Eh ben, ça surprend toujours un peu.

« — Bonsoir, fit N d’un hochement de tête.
— Salut, jeune homme. Comment vont les choses ?
— Les choses vont, on fait aller. Ça pourrait toujours être pire, n’est-ce pas ?
— Ah ah, oui, ça peut toujours être pire. Vous avez bien saisi la chose, jeune homme ! On se plaint, on se plaint — sans savoir !
— Sans savoir, savoir quoi ? (La bouche tordue du vieil homme, et cette moitié de visage immobile, fascinaient N. Curieux, cela doit être fort curieux, de vivre un temps avec un tel visage. Mais on s’y fait, j’imagine.)
— Mais tout, jeune homme, tout ! Ce qui peut arriver, ce qui arrive, et caetera. Les gens font des montagnes et pièces montées de leurs petits riens — mais s’ils savaient ! (Il parlait en faisant de grands gestes de sa main où manquait un doigt.) Vous voyez ce petit vieux assis derrière moi, qui maugrée dans sa barbe ? (Et en effet, un petit vieux, à l’allure quelque peu négligée, un peu plus loin, maugréait dans sa barbe.) Eh, eh, eh, s’il savait : il est à l’ordre du jour de ce soir !
— À l’ordre du jour de ce soir ? (N répétait lors distraitement les derniers mots de son interlocuteur, car un chat minuscule et bleu, perché sur la pompe à bière, le nargait du mouvement de balancier de sa queue minuscule et bleue.) (Putain de chat nain, ponctua N en sa tête alors qu’il lui décochait un revers qui envoya valser le chat loin derrière le bar.) (L’autre ne semblait pas avoir prêté attention à la manœuvre.)
— Eh eh, oui oui jeune homme. Intrigué, hein ? Vous me plaisez ! Au demeurant, je vous connais…
— Vous me connaissez ? (Le chat venait de refaire surface de derrière le comptoir et tentait d’attraper la cigarette que N tenait entre ses doigts. N en eut assez et écrasa ladite cigarette sur la patte de l’animal, qui détala, dans un miaulement suraïgu dont le volume était proportionné à sa taille.)
— Oui oui ! Venez : quittons cet endroit sordide, et permettez-moi de vous mener chez une paire de mes amis, dont la société vous surprendra sûrement.
— Me surprendre ? Bah, pourquoi pas ? Je n’ai pas sommeil, et ne suis pas particulièrement pris. (Une belle jeune femme, c’eût été mieux. Ou même plus qu’une. Mais bon, on ne sait jamais : rien ne se perd. Et puis ça peut être intéressant. Les vieux, ça a toujours des histoires marrantes de sous le coude, et des histoires bizarres qu’ils racontent.)
— Alors allons-y. Et non non, laissez, jeune homme : c’est pour moi. »

N n’insista pas et finit d’un trait son verre, lors que l’autre régla le patron au moyen de pièces dorées couvertes de scriptures inconnues à N, qui s’étonna seulement du fait que cela ne surprît nullement le tenancier de l’établissement. Encore un original… La caisse tinta, l’heure sonna, et l’air frais de la nuit emplit un moment la pièce enfumée lors que les deux hommes quittèrent la place.

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