dimanche 8 mars 2009

N (2004), chapitre premier.



N



2004



*

Chapitre premier,
Où l’on fait connaissance avec N,
Dont on tente de dresser un portrait fragmentaire,
Et néanmoins objectif.


Tout était usé chez N. Usés les murs, usés les livres, usés ses vêtements, usées aussi les rimes qu’il faisait, usé son corps, usée sa tête, sans que l’âge y fût, pour quoi que ce fût. Cela sentait la cigarette froide et le café, chez N. Un espace comblé de piles de papier, quelques feuilles volantes, et tous ces morts en reliure.
On y trouvait, des amours, dans l’œuf de sous la table, quelques suicides sur l’étagère, des noms de femmes écrits à la canelle de sus les murs, des choses en terre, de la poussière, beaucoup de poussière, des phantasmes qui parfois passaient prendre un verre, café, cigarettes et livres, sous la lumière artificielle. En somme, du laisser-aller, mis en ordre. En archétypes : ces couleurs de sus les murs. Peu et beaucoup de souvenirs, dans sa tête. Il la croit,elle aussi, usée : supposons cela vrai.
Quoi qu’il en fût, il voulait changer, mais quoi ? Il se réveillait et pensait que la première chose qu’il fallût changer, c’était non ce qu’il faisait de sa trique matinale, mais cette première cigarette qui, disait-il, l’épuisait pour le reste du jour. Ah ! comme il se trompait. Non sur la cause et les effets de son fumer— c’était bien réel et parfois devait-il ainsi se recoucher —, mais sur les choses à changer — choses qui nous changent. On a tous nos petites ou grandes habitudes (les tailles varient, de la coquetterie au vice de forme). Certains même prennent l’habitude du changement — ce qu’ils veulent parfois, à un moment de leur vie, changer : ils deviennent alors plus prévisibles qu’une horloge. Bref. N voulait du changement, et ce n’est pas le fait d’arrêter de fumer qui fit souffler ce vent, non : cela permet juste de vivre quelques ans de plus, sans garantie aucune, d’ailleurs, de ne pas se faire violemment écraser par une voiture en sortant de chez soi. N avait déjà réfléchi à tout cela, et il continuait de fumer (son immeuble donnait sur une rue piétonne).

O Change ! where art thou ?

Ainsi l’appelait-il de ses vœux. Car N aimait les vers. La prose l’ennuyait. Il disait tendre — car bien sûr il écrivait — vers la synthèse. Il disait que la poésie en général (et le sonnet en particulier) réalisait cette synthèse qu’il cherchait naturellement. Il disait aussi qu’il était impossible d’écrire un roman valable sans être d’abord poète, et bien plus difficile d’écrire un poème hors structure, en vers libres, qu’un morceau qu’enserre un carcan de règles.
La vérité est qu’il ne pouvait, et lire une page, et se souvenir de ce qui s’était dit dans celle d’avant, ni écrire dix lignes de suite sans tomber dans un mortel ennui. Voilà, au fond, la raison de sa Volonté de Changement : l’ennui. Plus rien ne parvenait à distraire le courant d’air constant qui tournait en sa tête. Une famille d’elves nains avaient vécu en ses murs. N l’avait permis de bon gré. Les elves l’avaient amusé un temps. Mais la disparition récurrente de ses boites d’allumettes (les elves en faisaient des flèches) exaspéra N, qui finit par les expulser manu militari, un beau matin de ce merveilleux mois de mai.
En d’autres temps, il avait loué un rat roux qui pût lui faire la lecture le soir. Ce caprice prit fin lors qu’il trouva des caractères d’imprimerie dans les crottes du savant animal (qui, au fur et à mesure de ses lectures, les mangeait, et n’en digérait que le blanc) : N en fit du boudin noir. N tenta bien de reconstituer ses chers livres, mais rien n’y fit.
Il s’essaya à la peinture, à la sculpture, au modelage, à l’origamie, à d’autres choses encore (car il a l’âme d’un démiurge). Mais il se lassa, à plus ou moins courte échéance, de toutes ces occupations auxquelles d’autres que lui consacrent leur vie. La poésie seule le sortait de temps à autres de sa torpeur, quoi que toujours plus occasionnellement.

N n’aimait pas vraiment les autres membres de son espèce — il ne s’aimait d’ailleurs pas particulièrement lui-même (« Je me supporte : c’est le principal, non ? », précisait-il parfois). C’est au moins l’une des raisons pour lesquelles il fréquentait, de préférence, demi-dieux, nains et nénuphars, grillons et ghoules, et autres. Il avait même eu une histoire d’amour avec une élémentale de feu — qui tourna court, pour les raisons que l’on devine. Quant aux hommes, il évitait tant que possible leur société. Celles des femmes lui était relativement plus agréable. Il passa beaucoup de temps à les regarder, amies et amantes, et non moins à s’entretenir avec elles lors que l’envie l’en prenait. Que les deux moitiés (ou à peu de choses près) de l’humanité se connussent et comprissent si peu, le désolait au plus haut point, et l’on passait d’interminables soirées, en très petit comité, à tenter de réparer ce grand tort. Elles ne cessaient cependant de le désespérer — les femmes ont toujours tant et si peu à faire.

On ne peut vivre avec
On ne peut vivre sans,

s’accorde-t-on à dire. N disait pouvoir très bien vivre avec, et très bien vivre sans. Sans que cela fût résolument vrai. On s’en doutait seulement, sans qu’il en dît mot, tard le soir tard, après beaucoup d’alcool et quelques flocons froids et rouges.

Quoi qu’il en soit, cet étrange mélange d’élitisme poétique, de sociabilité biaisée, et de règles de conduite — sinon suivies, du moins à suivre —, l’entraînaient périodiquement en des aventures picaresques (qu’il vivait à la fois simples et compliquées) qui n’avaient souvent de dénouements que dans sa tête. Car N n’est pas vraiment un Homme d’Action. Il s’est ainsi complu, une grande part de sa jeunesse, dans le rôle de l’Aimant — sans retour, il va sans dire. Son amour univoque, non partagé, pour telle ou telle jeune personne fabuleuse, l’avait ainsi tenu éveillé, le cerveau en feu, ivre d’une douleur sourde, maintes nuits durant. Il s’asseyait à sa table, face à la fenêtre, lors que tout s’était tu dehors, il fumait et buvait son café, mangeait du chocolat d’une main lors que de l’autre, alternativement, empoignait son front et jetait nerveusement des vers d’amour contrit sur quelque feuille préalablement disposée pour les recevoir, au cas où.

Lors qu’on l’interroge sur ces temps reculés, il dit que ce furent ceux où il a le plus souffert, et ceux où il s’est le plus construit. Il ne peut lors s’empêcher de citer Nietzsche, invariablement (c’était avant que celui-ci ne soit lieu commun) :

Ce qui ne me tue pas me rend plus fort.

Ce fut aussi la période la plus prolifique de sa vie : il produisait alors, et au choix, jusqu’à trois sonnets par nuit, ou maintes pages, c’est selon, d’une prose sans ponctuation ni rejet, qu’il pensait être une douce hérésie et délicieuse entorse aux canons littéraires du siècle. (Il est vrai, à sa décharge, qu’il avait peu lu à l’époque — il s’est quelque peu rattrapé depuis.)
Toujours est-il que, ses relations avec le Sexe ayant fait quelques pas, il n’écrivait presque plus, et faisait mine de n’en être affecté pas. La vexation se lisait toutefois sur son visage, lors qu’il faisait lire — suprême gratification (…) — ses sporadiques créations à ses quelques amis, et que ceux-ci se contentaient de sourire poliment. Car N était, bien malgré lui, un Éternel Incompris — lui qui pense qu’il y a si peu à comprendre —, et c’était une des raisons de son retrait du Monde. Les autres raisons ? Nous nous contenterons de le citer :

[…] les mains badines
des badauds insensés
et stupides pour qui rimbaud
vaut mickey […].

Ce qu’il traduisait communément par :

Bordel c’est con les gens
(nulle offense au corps que j’adore).

Une autre raison au moins (il en voulait beaucoup aux gens) était qu’ils ne faisaient pas assez attention à lui (mais dans ce manque de remarque, il pensait surtout aux femmes). C’était ce qu’il fallait entendre lors qu’il disait :

Une chose dans la vie :
Que l’on me laisse tranquille !

Ou :

Ne pas laisser de trace.

Le lecteur, ou la lectrice, aura remarqué que N est assez assertif. Il cultivait, bien plutôt, une manière de Furie Contradictoire — ce qu’il admettait de fait, on le devine, fort peu volontiers. Il commençait ainsi ses phrases, d’un mouvement et tic qui, il faut le dire, n’appartient certe pas qu’à lui : par une négation. L’on en verra certainement maintes illustrations un peu plus en avant. Bah, que l’on ne m’en veuille d’abréger cet aspect de la personne : nous nous rendons compte qu’il sert à peu de chose d’ainsi parler de N sans que vous l’ayiez approché d’un peu plus court. Il me faudrait biffer toutes ces lignes qui précèdent, et paraissent à présent bien inutiles. Ce serait compter sur la fierté et l’entièreté littéraires de l’Homme de Lettres ou de l’Artiste— dont votre serviteur est bien malgré lui dépourvu, n’étant ni l’un, ni l’autre. Contrairement à N (qui le niera), par exemple, bien que celui-ci ne soit pas sans une certaine complaisance vis-à-vis de ses propres écrits — complaisance qu’il tourne à son avantage, selon son habitude.
Qu’on lui reproche un léger laxisme critique lors qu’il permet la lecture de certains morceaux plus faibles que d’autres, le voici, au quart de tour, qui réplique en façon :

« Eh quoi ! on a bien le droit d’être exigeant envers ce qu’on lit : ces pauvres gens ont choisi de faire publier leurs choses, et s’ils ont choisi de les livrer en pâture aux masses — pardon : s’ils ont choisi de les soumettre à la critique, c’est qu’ils s’estiment contents de leurs petits travaux ! Et après ça je suis moins exigeant envers ce que j’écris ? Ça me fait une belle jambe ! De Un : je ne dis pas que j’en suis content, et de Deux : je n’ai certainement pas l’envie de publier quoi que ce soit ! On revient de tout ! Et si d’autres veulent se faire éditer sur du P.Q. vermicellé, et graphié à l’aide de caractères taillés à la cuillère, c’est leur affaire ! On aura beau dire, c’est toujours… » etc. etc. etc.

L’on imagine aisément l’irritation occasionnelle des interlocuteurs du personnage, quelque proches qu’ils fussent. Ceci dit, rassurez-vous : ce n’est jamais que Jeu. Cela, toutefois, à une exception près : s’il a en face de lui quelqu’un (ou une) qui ne lui est pas sympathique (dans une acception plutôt « physique » du terme, que l’on s’emploiera à éclairer à un moment, ou à un autre). N fait alors feu de tout bois, et ne méprise pas les attaques et arguments bassement personnels (il a lu Schopenhauer en l’été de ses vingts ans). Qui font que ces entretiens dégénèrent à coup sûr en pugilat verbal (verbal, car jamais il ne frapperait une fille — pour un homme il a moins de scrupules —, non pas par cause de quelque morale douteuse ou puérile galanterie, mais de ce seul fait qu’elle ne pourrait décemment répondre à la force — et ce, même si le démange l’envie de la faire taire).

Les gens diraient moins de conneries
S’ils étaient plus souvent physiquement menacés,

disait-il. Il pensait cela, tout en ne sachant que trop bien, que ce n’est pas ce qui les rendrait moins stupides — tout au contraire.

*

1 commentaire:

Dvorah a dit…

Du laisser aller mis en ordre, ça ressemble à chez moi ...
Je ne fais pas que sourire poliment. j'attends la suite, zut, encore une semaine !

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