jeudi 30 octobre 2008

"Esto memor !"

« ESTO MEMOR ! »



J’ai l’impression d’oublier quelque chose. Quelque chose de très important. Mais j’ai beau essayer, je n’arrive pas à m’en souvenir. Qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce que c’était ? Une chose au fond de moi que je ne parviens à me rappeler. À rappeler à moi. Qu’était-ce ? Eh ? Des larmes… Mes yeux pleurent tout seuls… Ah, qu’est-ce que c’était ? Un tel vide en mon cœur. Pourtant, quelque chose de chaud, de si chaud… Quelque chose manque, manque terriblement, mais je n’arrive pas à savoir quoi, à savoir qui…

Je me rappelle d’une main, une paume à plat, qui épouse le contour de ma joue mal rasée. Joue gauche, main droite. Elle est froide, si froide. Des larmes encore… Les miennes… Qu’est-ce que c’était ? La main de qui ? Ah, ce n’était pas la première fois, cette main sur ma joue. Cette fois, elle est douce et chaude. Je suis allongé, je crois. Allongé sur le dos, les yeux fermés, et cette main, cette main sur mon visage… Du pouce elle caresse le dessous de ma paupière. Si douce… C’est un mouvement apaisant, comme un charme, une incantation qui sans mot dit : « Ne t’inquiète pas. Tout va bien. Je suis là. Repose-toi, maintenant. » Ah, qu’est-ce que c’était ? Je ne me souviens plus, après cela. J’ai dû sombrer, obéir, m’endormir. N’y a-t-il pas de visage sur cette main ? Maman est morte quand j’avais deux ans, ce n’est pas la sienne, non. C’est forcément une femme… Ah, des bras qui m’enlacent par derrière. L’un deux, le gauche, atterrit sur ma poitrine, l’autre en travers de mon ventre, main sur ma hanche. La chaleur, encore. On se blottit dans mon dos. Le visage arrive à peine à ma nuque. Il se frotte à moi comme contre un coussin. Je sens l’arête du nez, le front qui va et vient entre mes omoplates… Mais qui ? Qui ? Je sens poitrine et hanches se serrer contre moi, convulsivement. Elles voudraient entrer, ne faire qu’un avec moi, s’absorber, m’absorber, l’un ou l’autre. C’est un grand silence, agréable…Creuser, autre chose, quoi ?

Une main, toujours, une main dans la mienne. Mais est-ce la même ? Il fait chaud, je crois. Du soleil… Allongés sur une plage, sûrement l’un à côté de l’autre, main dans la main. J’appuie ma tête dans le creux de mon coude, le sable est chaud, oui. On reste là, sans bouger, seules nos mains, nos doigts jouent ensemble, nos paumes se caressent… Je ne sais plus ce qui se passe après. Seulement des bribes, impressions… Qu’est-ce que c’était ? C’est à la fois très net, précis, et complètement diffus, séparé… Autre chose, s’accrocher à autre chose. Mais quoi ?

C’est encore une main, oui. Elle se promène sur mon ventre. Elle est pleine de désir, cette fois-ci, mais elle n’ose pas le montrer, alors elle va et vient. La moindre pression, le moindre mouvement, un peu trop brusque, un peu trop fort, le trahit pourtant, on le sait, et l’attise, de part et d’autre. Faire semblant de ne rien remarquer, faire comme si… Voir si elle passera, descendra un peu plus bas, prendra mon sexe, jouera avec, tendre et gauche… Je ne me rappelle pas. Ma mémoire part en morceaux. Trop de tiroirs, cachés… On devrait tout consigner, pour pouvoir y revenir. Mais, non… Qu’est-ce que c’était ? Qu’est-ce que c’était, ensuite ?

Là, un cou, une nuque, rose et fine. Cheveux courts — ou attachés ? Pas de couleur, non plus, ces cheveux. Juste un cou, plus bas que le mien, devant moi, un peu au devant. Nous marchons, dans la rue, probablement. Des passants indistincts ont l’air de nous croiser. Nous marchons. Il monte et descend, oscille avec la marche. Ces cheveux très fins qui y descendent en pointe. Un duvet, presque. C’est très joli. Elle ne sait pas que je la regarde. Quand était-ce ? Je n’en garde que ce cou que j’aime encore. Elle a dû se retourner, sourire, non ? Ou m’interroger du regard, qui sait ? « Tu traînes, qu’est-ce que tu fais ? » Je regardais juste son cou.

Ici, un autre encore. Des cheveux noirs et raides le cachent. Envie de les écarter d’une main pour l’embrasser, là, à droite, sur le côté. Je ne le fais pas. Je ne sais où c’était, cette fois. Elle était peut-être à son bureau, lunettes sur le nez, ou pas… S’en tenir au souvenir. Quelque chose… quoi ?

Je me rappelle aussi son cou quand elle dort. De fins cheveux rouges éparpillés derrière elle sur l’oreiller. Bleu, l’oreiller, je crois. Ou orange ? Bleu je crois. Ses cheveux reposés qui le dégagent. Je vois son côté gauche, par derrière. Je dois être assis, ou plutôt la tête, la mâchoire dans la paume de ma main droite, coude sur l’oreiller. Oui, plutôt. Vue plongeante sur la nuque. On peut voir, en faisant attention, les battements de son cœur, jugulaire en rythme. Ta BOM ta BOM… Oui, un peu voyeur. Mais tout est plus naturel, quand elle ne sait que je la vois. Un jour nouveau, détendu. Quand disparaît l’impression d’être examiné, jugé oui, jugé non. Alors que cela n’a rien à voir. Je passe mon bras autour d’elle, passe sous son bras, sur sa poitrine… Je me cale dans son dos, et ferme les yeux… Ses cheveux sentent ce shampoing à la pêche. Comment s’appelle-t-il déjà ? Les années passent. C’était quand ? Hier ? Hier peut-être. Un grand brouillard dans ma tête…

Reviennent beaucoup de sourires. Courbes et ourlet des lèvres, ces petits plis dans les coins, des ombres plus ou moins denses. Je ne sais si je m’en souviens vraiment, ou si je les imagine. Ils en est certains qui reviennent, mais ils ne se ressemblent pas. Je veux dire : certains se ressemblent, par leur douceur, leur franchise, leur gêne, ou même par leur automatisme, ces sourires qu’on fait sans y penser. Il en est de tristes, aussi, ce sont souvent ceux qui ont vécu de grandes joies, et ne peuvent les oublier. Enfin, certains se ressemblent, mais il n’en est aucun identique. Je me rappelle de bouches très différentes, c’est vrai, mais leurs sourires m’appellent, je crois. Quelque autre sourire derrière cette forêt d’autres… Un sourire que je cherche ? que je sais, oui. Ah, ma tête… Ces bruits ne se taisent donc jamais ? Chercher le silence. Le silence… Quand il ne reste rien, que reste-t-il ?

Il fait froid ce soir. Un chose manque, manque clairement, je le sais, aussi clairement que je vois mes mains. C’est aussi ce qui me fait croire que je n’ai pas rêvé toutes ces choses, pas toutes non… Cette chose qui manque, une présence, pas même une chose non… Quelqu’un était là, avant…Avant quoi ? J’ai l’impression que je ne suffis pas. Que là où je vais l’on va seul, mais avant ça… Quelques morceaux me restent en tête… Je fais attention à ne pas faire de bruit, j’essaie même de respirer le moins possible, le plus doucement possible. Il ne faut pas qu’elle se réveille, elle dort. Elle est là, dans la pénombre, moi, à mon bureau. Seul éclaire l’anneau lumineux que fait la lampe sur la table. Je peux la deviner, là-bas, sur le lit à même le sol, dessus les couvertures. Il devait encore faire assez chaud. Un débardeur, peut-être, je ne sais plus. Sa respiration lente et régulière. Je peux la sentir bouger, de temps en temps. Sûrement un rêve. Je suis là à mon bureau, quelques mètres à peine. J’écris, je crois, fume une cigarette, ou pas. Il ne faut pas qu’elle s’éveille. Sa présence seule me suffit, m’apaise. Je pourrais la toucher, presque… Si je ferme les yeux, elle est encore là. Pas un bruit, non, il ne faut pas. Qu’écrivais-je alors ? Heures de repos en veille… et après ? Je la rejoignai peut-être. Je ne sais plus. Tout cela est peut-être un rêve. Où revenir quand on n’a plus qu’un corps ? Et tous ces morceaux d’autres qui se baladent dans ma tête…

La courbe d’un sein me revient. Un sein gauche, petit, lourd et ferme. Il est très beau, ce sein. Les ombres dessous lui, la lumière qui joue avec… Le téton s’étale, large aréole rosée — c’est une peau claire. Il faudrait mieux une image, un dessin, une photographie, pour le rendre. C’est étrange, me rappeler se sein me rend triste. Ah ce trou dans ma tête. Je cherche la grande image. Des détails, petit à petit, mais pas de paysage. Ces impressions m’épuisent. Il faudrait peut-être en rester là. Ce n’est pas plus facile de vivre sans savoir. Quelque part… Trouver une réponse qui n’a pas de question… Quelque chose pourtant quelque part. Mais personne n’est là pour me dire.

Et les noms, Aucun nom ne me reste. Les noms, c’est quand on est plus que deux.

De plus en plus de choses me reviennent maintenant. C’est comme un flot… Un flot de chairs tendres et tièdes, semblables et nompareilles. Epaules, cous, ventres, courbes de hanches, de reins, genoux, chevilles et nez, sombres et clairs… Tout revient vite, s’accélère. Comme en tunnel. Mais j’ai l’impression, je sais, qu’aucune n’est celle-ci… Le point de repère dans ces bribes ? Comme un miroir en morceaux… Qu’est-ce qui n’est pas là ? Faire tenir ces parts ensemble… Quelque chose m’échappe encore, qui pourtant est là quelque part… Ah, j’ai mal à la tête. Dormir, je voudrais boire mais il faut dormir. Oublier une fois encore. Qu’est-ce que je cherche ? Cette chose qui manque… Ah, je voudrais boire mais il faut dormir.


(2004)

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