samedi 1 novembre 2008

Etude sur le rêve.


ÉTUDE SUR LE RÊVE


I.


Sait-on jamais ce qui sépare le rêve de la réalité ? Cela peut sembler étrange, mais je pense que les rêves ont bien plus de réalité qu’on veut bien leur accorder. On les balaie généralement d’un geste de la main, comme une chose inconsistante. Serait-ce parce qu’on les oublie ? Pourtant, il est de nombreuses choses de notre vie quotidienne qu’on oublie. Serait-ce parce qu’on ne leur attribue pas d’importance ? Pourtant, on oublie également de nombreuses choses importantes, des moments capitaux même, des sentiments forts, des rencontres qui nous ont marquées. Ce n’est pas pour autant que ces choses et ces événements n’ont pas eu lieu. Qui d’entre nous qui tient ou a tenu un journal intime depuis plusieurs années, ne s’est surpris, à la lecture d’anciennes pages par nous écrites, à dire : « Tiens, c’est vrai, j’avais oublié cela », ou bien : « Ah oui, je me rappelle, je l’aimais beaucoup à l’époque, comment s’appelait-elle déjà ? », car c’était alors l’évidence même que ce nom, qu’on a pourtant oublié. Tous ces événements consignés ont eu lieu : nos notes en sont la preuve. M’est avis que ces choses que l’on a précisément vécues en rêve nous sont effectivement arrivées. Mon idée est en effet qu’on subit ce qu’on rêve. En partie, bien évidemment, car on agit également. On agit, dans le rêve, dans la même mesure où l’on agit dans la réalité, c'est-à-dire qu’on compose avec le monde qui nous entoure et qui détermine nos comportements bien plus que nous ne l’influons. Or, c’est cette même position que nous occupons dans nos rêves. Oublions Freud. Celui-ci a cru voir dans le rêve une manifestation de l’inconscient. Or, précisément, ce qu’on appelle « inconscient » ne l’est que dans la mesure où on l’ignore. Or notre avis est qu’on accorde si peu et tant d’importance aux rêves (voyez les liseuses de rêves ou autres charlataneries) parce qu’ils nous viennent alors que notre propre corps est immobile — d’autres personnes peuvent en effet en témoigner. À cause de cela, nous semble-t-il, on néglige, voire méprise le rêve.

On aurait tort de penser que c’est durant la journée que l’activité du cerveau est la plus grande : c’est au contraire le corps qui atteint son pic d’activité durant ce laps de temps ; le cerveau, lui, a son pic d’activité durant la nuit. De nombreuses études, depuis une vingtaine d’années, sont là pour l’attester . Notre point est le suivant : le jour durant, notre corps est actif, alors que notre cerveau, contrairement à la croyance populaire, est en « veille ». C’est bien plutôt durant le sommeil que le corps se met en « veille », se repose, alors que le cerveau fonctionne à plein régime. Pour preuve, nous joignons ci-dessous les résultats moyens, recoupés par nos soins, de plusieurs groupes d’étude.


Ces résultats ne sont pas sujets à contestation, et font l’unanimité dans tous les milieux scientifiques. Qu’en pouvons-nous conclure ? Qu’il nous soit ici permis d’exprimer notre perplexité quant à la faiblesse des hypothèses qui jusqu’ici ont été avancées. Nous irons droit au but : il est un tiers au moins de notre vie qu’on ignore délibérément, et qui par-là même est irrémédiablement perdu. Car on vit autant quand notre corps dort que quand il est actif ; car on vit tout autant quand notre cerveau dort que quand il et effectivement actif, c'est-à-dire lorsque notre corps dort. Nous sommes conscients que nous renversons les perspectives par de telles conclusions, et qu’elles ne seront pas aisément admises, malgré toutes les preuves qui les étayent.

Il est tout à fait compréhensible qu’on valorise l’activité du corps, et qu’on prenne la période d’activité correspondante à cette activité pour la « réalité ». La perception corporelle est en effet directe : vue, toucher, ouïe, goût, odorat, s’imposent à nous, pour ainsi dire, et quoi qu’en disent certains philosophes et écrivains, il ne viendra jamais à l’idée de la majorité d’entre nous de douter de la réalité de ce monde qui se donne ainsi directement à nos sens. De plus, l’éducation physique, sports et « hobbies », renforcent notre corps et ses capacités perceptives et réactives. L’étude, quant à elle, augmente, bien plus difficilement, on l’aura remarqué, la part d’activité du cerveau durant la journée. Plus précisément, par l’étude on apprend à utiliser cette infime portion d’activité qui est celle de notre ceveau durant « l’éveil ».

À présent, qu’on regarde de l’autre côté du miroir. L’activité de notre cerveau durant le sommeil est intense ; celle de notre corps est réduite. Il n’empêche que certains individus peuvent utiliser plus efficacement que d’autres, leur corps en sommeil, et cela sans apprentissage : c’est ce qu’on appelle communément le somnambulisme. Il en va de même, en temps d’« éveil », pour ceux qui font montre d’aptitudes intellectuelles hors du commun. Si l’on nous permet une comparaison corporelle, il est des individus qui, en chant, ont la voix naturellement « placée », alors qu’il faudra à d’autres de nombreuses heures de travail pour arriver au même résultat.

Chacun, en temps d’éveil, peut marcher, sauter, lever le bras, s’il en a la capacité physique, chacun peut, en bref, faire fonctionner son corps. Il n’est pas même besoin de se poser la question : le corps fonctionne. De la même manière, chacun, en temps de sommeil, peut rêver. Il n’est pas même besoin de se poser la question : on rêve, le cerveau fonctionne.

Ici se pose un problème. Si l’on peut sans difficulté dire et expliquer ce qu’est l’activité du corps — nous venons d’en donner, au hasard, quelques exemples —, on ne peut avec la même facilité décomposer l’activité du cerveau, l’activité en temps de sommeil. Le rêve est le nom même qu’on donne à ce temps. Cette perception est confuse parce qu’on prend pour étalons les modes de perception de notre corps, qui nous sont naturellement plus directs, et qui de ce fait s’imposent à notre jugement, et cela univocément. Cette perception est confuse, également pour la même raison que la perception de notre activité corporelle est parfois confuse. Il est en effet des moments où « on ne sait plus bien ce qu’on fait », lorsqu’on est sous le coup d’une vive émotion, ou après absorption d’une importante quantité d’alcool, par exemple. La raison à cela est simple. Jamais corps ou cerveau ne sont inactifs. Et là est la raison et le paradoxe : c’est la partie la moins active qui en temps normal contrôle la partie active. En d’autres termes, c’est notre cerveau qui contrôle notre corps en temps d’éveil ; c’est notre corps qui contrôle notre cerveau en temps de sommeil.

Comment cela se manifeste-t-il ? Le premier cas, pour ainsi dire, va de soi. Nous décidons de prendre ce verre qui se trouve posé devant nous, et le prenons en effet quand bon nous semble, si tant est que notre bras n’est pas incapacité : le mécanisme synaptique s’active, l’influx nerveux se poursuit jusqu’aux muscles nécessaires à l’action voulue et les active. En ce qui concerne le second cas, qui nous occupe ici, cela peut sembler confus, une fois encore. Il faut se figurer le chemin contraire : non du cerveau vers le corps, comme en temps d’éveil, mais du corps vers le cerveau. En temps d’éveil, le corps reçoit un nombre incalculable de stimuli, d’informations brutes, dont une infime partie est effectivement traitée et prise en compte par le cerveau : cela est dû à l’inactivité relative du cerveau en temps d’éveil. Toutefois, tous ces stimuli impressionnent notre corps de manière vive, avec et sans nuance. Pourquoi dire cela ? parce que, d’une part, le corps est impressionné de manière infiniment plus nuancée que l’on croit : c’est le cerveau qui est un filtre grossier, pour ainsi dire, et qui ne prend en compte les informations que par paliers, ou au-dessus d’un certain seuil, par exemple ; d’autre part, nous disons « sans nuance » pour traduire le fait que le cerveau tempère, organise et nivelle les informations qu’il reçoit : il fait, pour ainsi dire, une « moyenne » de stimulis extrêment différents, où, au même moment, le plus intense avoisine le plus faible. Il ne nous est pas nécessaire de développer plus en avant, car notre propos est le suivant : c’est ce qui explique que dans nos rêves les émotions ressenties soient si fortes, brutes, et qu’en même temps elles se mêlent, se chevauchent ou se succèdent si rapidement. Car c’est alors le corps qui commande au cerveau. Car c’est alors le corps qui impose son filtre au cerveau qui fonctionne, de la même manière que notre cerveau commande et impose son filtre à notre corps en temps d’éveil.

Nous en avons assez dit sur la conception générale et sur le fonctionnement et la chimie du temps du rêve, ainsi que sur la relation qu’entretiennent corps et cerveau pendant ce temps, pour qu’on puisse s’en faire une idée approximative. Il nous faut à présent aborder les modes d’activité et de perception qui y règnent.

Durant le sommeil, avons-nous dit, le corps commande au cerveau. Il est certes des interactions entre les deux, comme en temps d’éveil (voyez l’influence des hormones sur notre cerveau ), mais nous simplifions volontairement notre propos pour mieux l’expliquer. De ce point de vue, il normal que Freud ait pu voir dans le rêve la manifestation d’un désir inconscient, car le corps n’est qu’appétits (sensuel, nutritif), et car la majorité de ces appétits du corps, de même que les stimuli qu’il reçoit, ne sont pas pris en compte par le cerveau, relativement inactif le jour durant, et sont filtrés par lui. Le point de vue de Freud est éminemment lacunaire, et sa terminologie erronée, mais il a approché le sujet de plus près qu’aucun autre. Les opérations que Freud décrit, à savoir le transfert, le refoulement, la condensation, ne sont toutefois, pour ainsi dire, que vues de l’esprit. Son intuition est, quoique mal formulée, presque valable, mais les fondements de sa théorie sont faux, du fait même que sa perspective est biaisée, car bornée. Il faut en effet envisager les choses d’un point de vue radicalement nouveau, et pour ainsi dire renversé.

Prenons une métaphore populaire afin d’éclaircir les choses. Le corps est souvent vu comme la machine que l’âme habite et meut : le corps serait le réceptacle ou le contenant d’une âme motrice. Ceci vaut pour l’éveil. Mais ceci, renversé, vaut, dans la même mesure, pour le sommeil : c’est alors l’âme qui est la machine, le réceptacle, le contenant, que le corps, moteur, habite et meut. Il est donc normal que ce qu’on connaît dans le rêve soit fait d’appétits et d’impressions extrêmes et parfois très violents, puisque le nivellement de ceux-ci par le cerveau et son filtre n’opère plus, ou de façon habituellement négligeable.

À titre de contre-exemple, le filtre et nivellement se manifestent dans le rêve, lorsque par exemple on en vient à se réveiller à la suite d’un cauchemar particulièrement atroce, ou d’un rêve où se fait jour une passion jugée particulièrement « coupable », comme l’inceste. Ce phénomène traduit simplement une réaction vis-à-vis de choses qu’on ne connaît pas, qu’on ne comprend pas, et dont on a peur. C’est en quelque sorte la même situation, mais renversée, qui se présente en temps d’éveil lorsqu’un individu qui subit un grand choc physique ou émotionnel, tombe en syncope. Mais c’est alors, contrairement à ce qu’on croit, le corps qui se rebelle contre la commande du cerveau, et non le cerveau qui se « déconnecte ». De la même manière, lorsqu’on se réveille en sursaut d’une situation onirique pour nous insoutenable, c’est le cerveau qui se rebelle contre le corps qui commande, et se « déconnecte » : l’on passe ainsi à nouveau en mode d’éveil, où le corps est en activité mais obéit, et où le cerveau est relativement inactif mais ordonne.

Pourquoi cela ? La raison en est simple : c’est à cause de la prééminence qu’on a accordé à l’activité diurne, en temps d’éveil. On a tenu les deux mondes, les deux vies qui sont les nôtres, éveil et sommeil, dans une incompréhension réciproque et volontaire, en considérant le temps du rêve comme un pâle et brutal succédané de notre activité diurne, et qu’on peut sans perte ni dommage ignorer ou mépriser. On a sans cesse pendant des siècles tenté, jusqu’à l’ascèse et la contrition, de maîtrisé le corps, alors que celui-ci régente un tiers de notre vie. Il n’est pas étonnant que cela soit pour nous un choc quand celui-ci se manifeste d’une manière un peu trop forte pendant le rêve, et d’une façon qui vienne en butte à la morale de contrainte des corps qu’on a depuis l’enfance intégrée.

Ceci dit, il nous faut à présent comprendre, pour ainsi dire, les « sens » du cerveau. Nous avons vu que durant l’éveil, le corps est la part active, qui obéit à la part relativement inactive qu’est le cerveau. Le corps est le medium par lequel le cerveau perçoit le monde extérieur au corps. C’est pourquoi on perçoit celui-ci, de manière à la fois focalisée et atténuée, nous l’avons dit, à travers les organes et les facultés associées à ceux-ci, c'est-à-dire la vue, l’ouïe, le toucher, le goût et l’odorat. Ceci, pour ainsi dire, tombe sous le sens. À présent, il faut se figurer ce qui se passe en temps de sommeil, temps « renversé ». C’est alors le cerveau, part active, qui obéit à la part relativement inactive qu’est le corps. Le cerveau est alors le medium par lequel le corps perçoit le « monde extérieur au cerveau », grâce à ses « organes » et à ses « facultés » associées à ceux-ci, également de manière focalisée et atténuée. On voit dès lors les problèmes que ces quelques lignes posent. Qu’entend-on en effet par là ? C’est ici qu’on se rend compte de l’inattention complète que nous portons, ou justement l’attention que nous ne portons pas, à nos entours pendant le rêve. Quel est en effet l’environnement en temps de rêve ? Que peut bien être le monde extérieur au cerveau ? Quels sont les organes des sens, et les facultés respectives, de celui-ci ? Pour répondre à ces questions, il nous faut poursuivre plus en avant le parallèle que nous avons entrepris entre temps d’éveil et temps de sommeil.

Pendant l’éveil, le corps est impressionné, avons-nous dit, par un nombre incalculable de stimuli, qui sont eux-mêmes d’une incroyable diversité. Le cerveau filtre ces données, c'est-à-dire qu’il les sélectionne, les organise, bref, il les ordonne, il y met, dans la mesure de ses possibilités alors réduites, bon ordre, et privilégie l’utile, d’instinct (il faut survivre avant tout). Cette mise en ordre efficiente est presque toujours focalisée. C’est ainsi qu’il est difficile de se brosser les dents, de se peigner les cheveux, et de compter le nombre de poils de sa barbe, simultanément. Car l’attention est focale : l’inactivité relative du cerveau ne nous permet pas de nous « disperser » efficacement, alors que le corps, pleinement actif, pourrait entreprendre bien plus de tâches que notre attention ne nous le permet. Un bon exemple, nous semble-t-il, de ceci, est que, quand nous sommes en position d’ « alerte » attentive, dès qu’un stimulus, quelqu’il soit, attire notre attention, c'est-à-dire dès qu’il est perçu par tel organe des sens, celle-ci se focalise uniquement sur lui, et ne peut intégrer de suite des stimuli qui feraient appel à d’autres organes des sens, et qui viendraient avec un léger temps de retard.

Pour pouvoir poursuivre notre parallèle entre éveil et sommeil, il nous faut maintenant affirmer ce que d’aucuns nommeraient une pure divagation. C’est l’existence, pour ainsi dire, du lieu du rêve. C’est ce que nous nommions le monde extérieur au cerveau, par analogie au monde environnant notre corps pendant l’éveil. Il est évident, nous l’avons dit, que notre corps ne disparaît pas lors du sommeil : d’autres que nous euvent témoigner de notre immobilité relative lorsqu’on dort. De quoi voulons-nous donc parler ? Il faut se poser quelques questions auxquelles chacun peut répondre. Qu’est-ce qui diffère radicalement, au premier chef, dans le monde du rêve ? C’est le temps, et la manière dont il s’écoule. On aura l’impression de faire un rêve qui aura duré plusieurs heures, alors que la personne à nos côtés pourra certifier que nous ne nous sommes assoupi que pendant cinq minutes. Dans le rêve, le temps s’écoule différemment. Mais on peut aussi dire : notre perception du temps est radicalement différente en temps de rêve. Pour être plus exact, le temps dans le rêve est ce qu’on en fait. En temps d’éveil, lorsqu’on n’a aucun repère spécifique, le temps n’est pas palpable, et on aurait tôt fait de perdre toute notion de temps, s’il n’était rythmé par le jour, la nuit, et notre propre rythme biologique. En temps d’éveil, on peut appréhender toute matière, mais jamais on ne peut saisir le temps. C’est précisément le contraire de ce qui se passe en temps de sommeil : on ne peut plus toucher aucune matière, mais on appréhende le temps à volonté. Et c’est là notre idée : en temps d’éveil, on peut informer la matière ; en temps de sommeil, on peut informer le temps. Cette faculté sensitive peut être assimilée au toucher : dans le rêve, on peut toucher le temps, on peut toucher au temps, et en faire ce que bon nous semble. Cela semble incroyable ? Mais n’est-ce pas incroyable de pouvoir se déplacer dans un espace à trois dimensions ? L’habitude nous aveugle et nous fait oublier les miracles élémentaires. Dans le rêve, on avance dans le temps comme on avance dans l’espace hors de lui : sans y penser. Comment se rend-on d’un point à un autre : en marchant, tout simplement. Il en va de même, avec le temps, durant le rêve. Si l’on veut à tout prix faire une comparaison, on peut dire que le temps est la matière du rêve, et le rêve le nom d’une autre réalité. Dans le rêve, c’est l’espace qui est impalpable, insaisissable, si l’on n’a pas de repère. C’est ici qu’intervient le corps, qui est, durant ce temps, relativement inactif, car il commande au cerveau.

De la même manière que notre attention en temps d’éveil est focale, l’attention que porte notre corps aux stimuli qui impressionnent notre cerveau en temps de sommeil est elle aussi focale. Comment se traduit cette attention ? Par une relative focalisation sur l’un des sens du corps. Dans le temps de l’éveil, le corps reçoit sans cesse des stimuli matériels, que le cerveau filtre, trie et sélectionne selon ses catégories temporelles atténuées. Dans le temps du sommeil, le cerveau reçoit sans cesse des stimuli temporels, que le corps filtre, trie et sélectionne selon ses catégories matérielles atténuées. Or, quel est le sens qu’en temps d’éveil on sollicite le plus souvent ? C’est la vue. La vue sera donc la grille de lecture privilégiée du corps pendant le rêve : l’espace du rêve, qui est le temps, sera perçu, pour ainsi dire, par résonance visuelle. Ce sera là le filtre focal du corps en rêve : les informations temporelles que le cerveau reçoit sont interprétés et résumés en images, principalement. Chacun peut interroger ses propre rêves : on a l’impression de « voir » telle ou telle chose nous arriver. Bien sûr, notre perception en temps de rêve ne se limite pas à cela, car de même que le cerveau, pendant l’éveil, choisit une « dominante » parmi nos sens corporels, sur laquelle son attention va principalement être attirée, le corps, en temps de rêve, déchiffre les informations reçues par le cerveau selon une catégorie principale, à savoir la vue. Mais en temps d’éveil, ce n’est pas parce que notre attention est focalisée sur une catégorie d’informations qu’on cesse pour autant de percevoir en « fond » les stimuli que recueillent nos autres sens : lorsqu’on écoute la radio, on ne cesse pas pour autant de voir, goûter et sentir (dans les deux sens que prend ce verbe en français). De la même manière, le corps, en temps de rêve, s’il interprète les données temporelles que reçoit le cerveau au moyen de son outil principal de compréhension du monde, à savoir la vue, déchiffre également, en « fond », ces données en termes auditifs, tactiles, olfactifs et gustatifs, et probablement dans cet ordre, qui est celui des sens qu’on met focalement à contribution, du plus au moins souvent . Ainsi, dans un rêve où on aura l’impression de « voir » certaines personnes, on aura également l’impression qu’elles nous « parlent », sans pour autant avoir l’impression, si l’on y réfléchit après-coup, que leurs lèvres bougeaient : c’est que la vue et l’ouïe sont des sens radicalement séparés, et qu’il faut une opération de liaison, qu’effectue le cerveau, qui commande en temps d’éveil, pour que le lien se fasse entre une bouche qui s’entr’ouvre et un son qui nous parvient. C’est aussi la raison pour laquelle, puisque la vue domine dans le rêve comme filtre, que le rêve est vécu comme une succession, plus ou moins entremêlées, de situations, ou, si l’on préfère, de tableaux qu’on peut, comme ces images à plusieurs dimensions, regarder sous des angles différents qui révèlent parfois des images complètement différentes. Ces angles et positions différentes sont, dans le rêve, atteints par la faculté qu’a le cerveau de se déplacer dans le temps. Ainsi, au lieu de tourner autour d’une table, par exemple, on tourne autour de tel moment, on peut le toucher et y toucher. Pendant l’éveil, on peut déplacer une table, la tirer à soi, la pousser au loin, la peindre, la nettoyer, la tacher ou la détruire. On peut pareillement altérer le temps pendant le rêve : on peut s’arrêter à un moment, passer à un autre, en répéter un autre encore à volonté, reprendre en arrière, changer ce qu’on y fait, en avoir, dans la foulée ou d’une nuit à l’autre, une autre version, ou, nous l’avons vu, se réveiller si le contrôle des événements semble nous échapper et si le tour qu’ils prennent nous est intolérable. Mais ce qui semble nous échapper, en fait et la plupart du temps, nous l’avons vu, le corps l’ordonne, en temps de rêve. Or, qu’est-ce qui caractérise le corps ? Ce sont ses appétits. Le corps en temps de rêve veut la satisfaction temporelle, interprétée en termes spaciaux, de ses appétits, qui sont appétits sensuels ou nutritionnels. Ils ne sont, en ce sens, pas unîment sexuels : les appétits sensuels appellent une stimulation ; les appétits nutritionnels appellent une simple satisfaction vitale à la survie. Mais on aurait tort de croire que les appétits sensuels veulent être résolus « positivement », qu’ils veulent être comblés par le plaisir, le bon ou le bien seulement : la stimulation seule suffit. C’est notre morale diurne qui se révolte devant le déplaisir, le mauvais, le « sale » ou le mal. C’est, en un sens, une grande chance qu’on ne soit pas plus conscients de notre vie et du monde de nos nuits : on n’a pu les contraindre et les éduquer d’une manière aussi contestable. C’est pourquoi on fait d’ordinaire la distinction sommaire entre rêve et cauchemar, alors qu’en temps de rêve, un plaisir intense ou un déplaisir intense satisfont mêmement nos appétits ; c’est en effet ce que commande le corps. Il n’est de « morale » du corps que ce qui dicte sa survie et son excitation.

Il nous faut à présent aborder un autre problème. Il est pour nous certain que le monde physique de l’éveil demeure autour de nous quand nous nous endormons. Il est pour nous tout aussi certain que le monde temporel du rêve disparaît quand on s’éveille, tout ceci n’étant qu’un figment de notre imagination. Or, rien n’est plus faux que cette opinion fondée sur la seule méconnaissance et le mépris dans lequel nous tenons le rêve. Le monde du rêve existe, quand bien même nous serions éveillés, et nous n’y sommes pas seuls.



[Manuscrit inachevé]


Notes de bas de page (initialement insérées dans le texte, en vrac...)

Cf., entre autres, les résultats pénétrants de : B. WASHBURN & C. CLOSE, Brain activity — a surgery, O.U.P., 1998, ainsi que : Pr. J. GREEN, Oniric life : compared medical studies, Havoc Press, New-York, 2000.
Pour quelques bases sur ce point, voyez : J.-D. VINCENT, biologie des passions, Odile Jacob, Paris, 1986, par exemple, malgré son ancienneté. La littérature abonde sur ce sujet, par ailleurs relativement bien connu.
C’est l’expérience bien connue qui est décrite dans : Pr. B. CASHTON, Sense, sensitivity and cognition, H.U.P., 1982. En quelques mots, le sujet est placé dans une pièce blanche, insonorisée, et doit identifier la première chose qu’il perçoit. Ce sera soit un clignotement, soit un bruit, soit une odeur, soit un projectile blanc (le goût n’intervient pas dans l’expérience). Le sujet est donc en « alerte ». L’expérimentateur va déclencher l’un de ces stimuli, et, dans la foulée, d’autres d’entre eux. Le sujet-test percevra avec une grande netteté quelle est la nature du premier stimulus, mais sera, pour 95% des cas, incapable, n’en attendant qu’un seul, de déterminer la succession précise des stimuli suivants. C’est qu’il passe d’un état où n’est privilégié aucun sens particulier, à un état de focalisation sur l’organe que le premier stimulus aura impressionné.
Sur ce point précis de la sollicitation focale des sens en temps d’éveil, voir les résultats de : D. WILSON, Senses in action : a neural classification, H.U.P., 1993.


(2004)

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