ESQUISSE D’UNE TOPO-CHRONOGRAPHIE DES ÉLÉMENTS CHEZ HÖLDERLIN.
NICOLAS CODRON
(2002)
SOMMAIRE
Abréviations des œuvres en note
Notes pour la lecture
En guise d’introduction : le Familier et l’Échelle : Hölderlin et la perspective
Esquisse d’une topo-chronographie des éléments chez Hölderlin
I — La « Grande Nature »
En guise de transition : l’« antique unisson »
II — Les « forces errantes du divin »
III — Le divin envisagé dans le monde
A — L’Éther
B — La Lumière
C — La Terre
D — L’Eau
IV — La vigne et la vallée, figures paradigmatiques du Divin
Épilogue — Bacchus et Nux
En guise de conclusion
Tableau récapitulatif partiel : l’Échelle
Bibliographie
ABRÉVIATIONS DES ŒUVRES EN NOTE
Dans les notes de bas de page, l’on trouvera, par commodité, les œuvres de Hölderlin ainsi référencées :
AEP — Années d’études (1784-1793), poèmes.
HP — Période d’Hypérion (1794-1798), poèmes.
H — Hypérion ou l’ermite en Grèce.
EP — Période d’Empédocle (1798-1800), poèmes.
E1 — La mort d’Empédocle, 1e version.
E2 — La mort d’Empédocle, 2e version.
E3 — La mort d’Empédocle, 3e version.
EF — Période d’Empédocle, Le plan de Francfort.
GPO — Périodes des grands poèmes (1800-1806), odes.
GPÉ — Périodes des grands poèmes (1800-1806), élégies.
GPPI — Périodes des grands poèmes (1800-1806), poèmes isolés.
GPH — Périodes des grands poèmes (1800-1806), hymnes.
GPHE — Périodes des grands poèmes (1800-1806), hymnes en esquisse.
GPPF — Périodes des grands poèmes (1800-1806), plans et fragments.
GPBA — Périodes des grands poèmes (1800-1806), En bleu adorable.
DAP — Dernières années (1807-1843), poèmes.
La pagination référentielle, sauf indication contraire, correspond à celle de :
HÖLDERLIN Friedrich, Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », « nrf », Gallimard, Paris, 1967. Dir. Philippe JACCOTTET.
L’on a, à l’occasion, fait référence à :
HPB — HÖLDERLIN Friedrich, Poèmes (Gedichte), « Bilingue des Classiques étrangers », Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1949. Trad. & préface Geneviève BLANQUIS.
Les citations correspondantes en Allemand sont issues de : HÖLDERLIN Friedrich, Werke in einem Band, Carl Hanser Verlag, München & Wien, 1990. La pagination ne sera pas donnée.
L’on trouvera en bibliographie le détail des références des livres cités.
NOTES POUR LA LECTURE
L’on fera remarquer que l’usage des majuscules en Français — pour des mots tels que : Nature, Familier, Forces, etc. — est, la plupart du temps, arbitraire. Et ce pour la simple raison qu’il est en Allemand des majuscules à chaque nom.
« Empédocle » désigne le personnage des pièces de Hölderlin. L’Empédocle « historique » sera écrit sans guillemets.
[…] désigne les coupes ou modifications orthographiques faites par nous dans les citations.
(…) désigne un blanc dans le texte même de Hölderlin (texte inachevé).
Les citations seront, à fin de clarté et pour faciliter, le cas échéant, leur recherche ultérieure, le plus souvent isolées du texte principal.
L’on trouvera en fin de volume un « tableau récapitulatif partiel : l’Échelle », manière de squelette de l’étude sous forme de citations organisées.
ESQUISSE D’UNE TOPO-CHRONOGRAPHIE DES ÉLÉMENTS
CHEZ HÖLDERLIN.
En guise d’introduction :
Le Familier et l’Échelle :
Hölderlin et la perspective.
« Et changent pourtant les jours, et il vous vient / À les observer, fastes et néfastes, une douleur, / À être ainsi de forme double, et le mieux, / Il n’est personne qui le connaisse en rien […] »
Claire et obscure est une même chose chez Hölderlin. Tout est question de perspective intime et de manière de voir. Regarder l’obscur et voir clair, c’est là le privilège du Familier. Regarder la surface et voir les profondeurs et couches de sous et sus la surface, c’est là le don de quelques uns. Don divin, l’on n’en doute. Que d’aucuns pressentent un arrangement propre à cette « Nature » qui nous entoure, amie-ennemie cette nature, où les contraires se côtoient et où pourtant parfois le même combat le même, où tout semble fou, flou et pourtant parfait, c’est dire le soupçon porté sur cette Nature où semble poindre quelque ordre secret celé à l’homme. Pressentir est une chose, connaître et reconnaître en est une autre, et ces quelques uns, ces Familiers, le peuvent faire.
Empédocle, selon Hölderlin, était de ces familiers de la Nature. Il n’est pas innocent qu’Hölderlin choisit précisément Empédocle comme matière — matière informe, puisque l’origine des Empédocle est une vie de Diogène — pour en fait le façonner à sa mesure, à la manière d’un personnage conceptuel. Car nous pensons qu’Hölderlin est, lui aussi, de ces familiers, de ces « physiciens », et qu’il est bien plus de semblances et répondances, de ce seul fait, entre nos deux Familiers que d’aucuns veulent bien l’affirmer . Car ce sont des expériences du corps, manières de sentir le Divin dans ces choses qui nous entourent, et convictions intimes d’une présence cachée dans l’évidence de la Physique, que ces lignes, fragments ou livres, nous donnent à voir, de part et d’autre.
Et que voit-on, chez Hölderlin, à y regarder de plus près, c'est-à-dire de plus loin, en cette grande image ? On s’étonne de trouver une formidable échelle paroxystique des êtres et puissances. Qu’est-ce à dire ? Cette échelle est d’abord trace d’un nommer, histoire en laquelle les visages des choses précèdent le don du nom : c’est l’histoire d’un éveil, d’un émerveillement que suit, progressive, la prise de conscience, vécue comme subie, de l’existence de choses autres et plus grandes, de la présence de puissances qui nous dépassent — et avec l’âge et le chant se dévoile la face des dieux :
« J’ignorais, encore enfant, ce monde étranger
Qui devant mes yeux s’agitait au jour,
Et ses formes grandioses enveloppaient
De prodiges, de figures radieuses
Mon cœur innocent assoupi dans ma poitrine.
Et j’écoutais émerveillé courir les eaux
Et je voyais le soleil éclore et la terre
Au repos s’y embraser d’un jour de jeunesse.
Alors un chant me naissait, une prière en poème
Où mon cœur montait des ombres à la lumière
En donnant leur nom à ces Étrangers
Présents autour de moi, les Dieux de la Nature,
Et laissant l’Esprit se fondre en mot, en image,
Résoudre dans leur bonheur l’énigme de la vie. »
Ces lignes sont la seule place où Hölderlin nous laisse entrevoir, d’un survol somme toute rapide, ce moment capital. Ailleurs, nulle trace de ce commencement, de cette mise en « mot » et « image » de la dé-couverte des « Dieux de la Nature ». Qu’en conclure ? Une réticence à dire ce moment qui façonne et dirige une vie (« Da ward in mir Gesang ») ? à mettre en mots et images pour d’autres cette expérience, ce virage existentiel littéralement radical, dont soi fut un temps et à jamais le seul témoin ? Peut-être : la raison d’être, motivation et justification des Empédocle évolue considérablement d’une version à l’autre, d’une tentative d’explication du suicide par l’expiation d’une perte et faute, à un curieux bilan de vie de soi (Empédocle) à soi (Manès). Peut-être, car c’était peut-être là l’occasion de le faire. Peut-être, car cette version troisièmepeut-être devait-elle rester inachevée (tout comme les autres, d’ailleurs — mais cela non plus n’est pas innocent, car c’est souligner l’irrelevance des premières versions au regard de la troisième) et échapper à la publication du vivant d’Hölderlin. Peut-être, car cela peut-être relève-t-il au fond d’une impuissance de la pensée (cette mise en mots et images seconde) à transcrire cette expérience du corps s’éveillant aux « Fremdlinge » — corps pris et sur-pris par ces Divins celés, inconnus, autres et étranges — corps en lequel l’« Esprit » (« Geist », encore) décide de souffler — corps que le Divin fait sien, dont le Divin fait sa bouche. Et impuissance, peut-être, car lors de ce récit d’un souvenir, ce n’est plus le Divin qui parle, mais bien l’homme, cette petite chose mortelle, muette et aveugle — d’où cet inachèvement d’une œuvre inévitablement littéralement imparfaite.
C’est en somme un moment de soi à soi, en lequel les mots peinent à prendre ampleur — ou se font volontairement rares, peut-être à fin de masquer cette impuissance de l’homme-poète rappelant soi à soi — pour transcrire le souvenir d’enfance de cette prise de conscience, de cette illumination (« Mein dämmernd Herz »), illumination de soi qui se fait et voit clair, et illumination de ces visages merveilleux et familiers qui se font connaître.
Laissons le moment du ressouvenir pour s’attacher au moment qui est l’objet de ce ressouvenir, au moment de la mise à jour. C’est le moment d’une nouvelle aurore. En ce moment, les Puissances se présentent au Familier, elles se font immédiates : d’étrangères et re-présentées (« Et j’écoutais émerveillé courir les eaux / Et je voyais le soleil éclore et la terre / Au repos s’y embraser d’un jour de jeunesse. »), elles déclinent leur identité et font de leurs représentants leur présence même : dès lors ces fleuves sont l’Eau ; dès lors ces vallées sont la Terre ; tous ces moments du jour, la Lumière ; vents, cieux, tempêtes et éclairs, l’Éther. C’est une nouvelle aurore, car une lumière neuve frappe toutes choses. Car tout prend alors sens aux yeux de celui qui à présent sait.
« Terrible, un être l’habite, qui tout métamorphose. »
Et se déroule alors sous ses yeux, ces yeux ouverts et investis par l’Esprit, cette échelle des choses et puissances. Qu’est-elle, cette échelle ? Que contient-elle ? En quel ordre et sous quelle tutelle ?
Il nous faut ici préciser qu’en nulle part cette échelle n’est dite ou décrite. Elle nous est donnée — nous tentons de la lire — en cette grande image de l’œuvre de Hölderlin. C’est en somme une mise en forme et ordre de ce qui est épars et parfois pas même dit, que nous tentons ici. Il faut toutefois se garder de prendre pour dit ce qu’on trouve en ces pages, car Hölderlin, à l’instar d’Empédocle, ne se laisse réduire, orienter, figer — et cela fort heureusement. Ce n’est qu’un possible, une ébauche, une esquisse, qui est proposé ici, car ces lignes entre lesquelles nous tentons de lire, sont d’abord Chant et Poème.
Esquisse d’une topo-chronographie
des éléments chez Hölderlin.
« […] refléter et voir, vertus d’éternité. Voir c’est recevoir, refléter c’est donner à voir. »
Une échelle, qu’est-ce à dire ? Nous avons dit : échelle des choses et puissances. Cette échelle est — cela ne fera plus de doute plus tard — bien moins chronique que topique. En ce sens que l’espace contient le temps, tout le temps. En ce sens, aussi, que l’espace a tout le temps. Et que ce temps de l’espace semble avoir une manière de courbure particulière, et qui n’est pas la nôtre, celle des mortels. Il est fait d’éternité de commencements et de fins.
Il est temps de tenter de dire ce qu’est cette échelle topique. Nous pouvons, à fin schématique, distinguer, séparer — bien qu’ils ne le soient pas en fait — deux degrés et niveaux principaux, en lesquels les règles d’organisation (tout univers obéit à des règles : tout kosmos a ses logoï) diffèrent sensiblement. Ce sont différents degrés et niveaux de réalité, qui toutefois ne sont pas plus ou moins réels : ils existent également. L’Éther et ce coup de tonnerre existent également, dans la même dimension. Ce sont bien plutôt des degrés et niveaux de clarté de conscience et de sentir : tout s’organise perspectivement. Ainsi, les « mortels » ne vivent pas dans un monde moins « réel » que celui du Familier : il faut bien comprendre qu’ils évoluent dans le même monde, dans la même nature, autours des mêmes objets et êtres. Et pourtant, leurs visions d’un même monde sont radicalement différentes. Car en chaque chose le Familier trace le Divin, qui s’est à un moment révélé à lui. La Nature n’aime pas, à proprement parler, à se cacher : la Grande Nature choisit ceux à qui elle se montre telle. Et le non-initié ne peut y voir goutte. Le Familier reconnaît, où ne semble être que ce qui goutte, coule, tonne, bruit, bouge et vit, ce qui fait advenir à l’être et persévérer dans leur être toutes choses. Il voit ces quelques Éléments, où le disparate semble régner. Et il voit — car il sait — cette Grande Nature à la fois une et multiple, c'est-à-dire : complexe, étymologiquement tissée ensemble — là où le mortel ne voit qu’un agrégat censément insensé. Mais s’il en est ainsi, si le Divin choisit bien ceux à qui il se fait savoir, une question se pose : pourquoi le Prophète ? pourquoi le Poète ? Si chacun, si le mortel et le Familier voient ce qu’ils peuvent, et cela suivant le bon vouloir des Dieux, pourquoi faut-il que le Familier soit, en manière de chaînon manquant, de relais, de porte-parole, celui donne à voir ce qu’il voit, pourquoi faut-il qu’il soit Poète ? Pourquoi faut-il qu’il y ait ce contre-don-ci au don divin ? Il n’est probablement pas de réponse ferme à cela. Jeu ou sérieux, l’on sait seulement que :
« C’est d’hommes, souvent, que la Nature divine
Se sert pour se révéler divine, et alors
Leur race à la quête acharnée la reconnaît. »
La Nature une et multiple, qu’est-ce à dire ? Il est temps d’entrer plus en détail en cette échelle. Nous l’avons dite : échelle paroxystique des êtres et puissances. Il nous faut à présent éclairer ce nom. Nous avons pris le parti de dire et construire cette échelle du plus « grand » au plus « petit », de la « Grande Nature » au fruit étymologiquement atomique de celle-ci. C’est un choix, mais il faut toujours garder en mémoire que la création poétique de cet univers par Hölderlin s’est faite, nous le croyons, par le bas. Tout commence par les petites choses. La véritable racine de cette échelle, c’est bien plutôt le détail, l’anecdotique, voire l’anodin, vu comme une merveille. Et c’est à partir de cela que l’échelle grandit, que les maillons et liens se font. Cela, bien sûr, dit en quelques mots, mais qu’il faut garder à l’esprit lors que l’on entre dans cette échelle et ordre somme toute arbitraires.
Cette échelle, voici, sommairement, comme elle pourrait s’inventer. Tout en haut, et en toute part, il y a ce que Hölderlin nomme la « Grande Nature » (I). Au sein de cette Grande Nature, l’on trouve les « Puissances éternelles » (II) qui, de concert, sont cette Grande Nature. Elles en sont les parties et n’en diffèrent pas, mais elles ne sont pas semblables : chacune (III) a son visage, évidemment polymorphe, son domaine, ses propriétés. Voilà ce qu’on pourrait nommer : le Divin dans le Monde (Mais en est-il hors de celui-ci ? Nous ne le pensons pas.). Il est ensuite des manières de figures paroxystiques paradigmatiques de ce Divin, de cette Grande Nature. Paroxysme et paradigme, au sens où ce sont des places et lieux en lesquels Hölderlin a pu sentir au plus haut point cet « antique unisson » du Divin et de ses éléments. Et ce à des moments, du jour, de l’année, où la présence des puissances semble se faire plus manifeste que jamais. Et ce sont nécessairement des temps et lieux privilégiés : ce sont autant de scènes d’expériences intimes et fortes, et avant tout de recueillement de soi à soi et de communion entre la Nature et les hommes. Il nous semble qu’un tel lieu et temps se détache dans l’œuvre de Hölderlin : c’est celui de la vallée, en automne, c’est celui des vendanges (IV) . Et c’est en cette place et moment que l’on trouve le dernière degré de cette échelle, le fruit de cet édifice : la vigne et le raisin, dont l’image et reflet est l’homme en retour — c’est réellement là la fin et le commencement du cycle.
À fin de cerner un peu mieux ces degrés de l’échelle, ces lieux en cette cartographie, nous avons recensé et mis en ordre ce qui a trait à cette Nature, à ces puissances, à ces places et pièces. C’est en suite que s’est dessinée cette carte divine, que nous tentons ici de « donner à voir ».
I — La « Grande Nature ».
C’est sans doute l’expression la plus justement utilisée par Hölderlin, ce nous semble, pour nommer ce Tout mondain qui regroupe dans l’unité qu’il est, la diversité des puissances élémentaires. L’on ne pourra guère disconvenir de la justesse de cette expression pour nommer cette autre architecture : celle d’Empédocle. Il n’est peut-être pas innocent que les seules occurrences de ce terme chez Hölderlin se trouvent précisément dans son Empédocle .
Il faut noter ce point remarquable : il nous semble que toutes les appellations de cette « Grande Nature » que l’on déclinera en suite, ces qualificatifs et épithètes, sont autant d’intuitions et de regards jetés sur cette Nature à travers les différentes faces d’un même prisme : ce sont les facettes d’un même visage — comme en ce roman d’Aragon, La mise à mort — où le principe de non-contradiction ne s’applique pas. Les perspectives changent, mais non pas l’objet en vue. Et à chaque fois que l’on jette un regard sur cet objet, il nous semble le voir sous un jour nouveau, et lui découvrir de nouvelles qualités, de nouveaux attributs. Cette remarque ne s’applique bien évidemment pas seulement à cette Nature, et c’est par ailleurs à cette Nature qu’elle s’appliquerait le moins pertinemment, du fait même qu’elle est une somme de divers où tout s’accorde, où les tensions se résolvent, ainsi qu’en fin d’une ligne harmonique pour atteindre à nouveau le thème.
La « Grande Nature » est le « Divin ». Hölderlin n’hésite pas à accoler les deux termes en cette manière de pléonasme de « Nature divine » . Nous touchons là, ce nous semble, à un point délicat : qu’est-ce que Hölderlin entend par « Divin » ?
« Comme toi familier de ce qu’il est au monde
De divin […] »
Nous pencherions pour une théognose négative : le Divin semble être tout ce que l’homme n’est pas (immortel, intangible, pur, puissant, harmonieux, etc.) :
« […] la Nature infinie […]» ,
« […] la présence du Pur,
De l’Intangible […] » .
Manière de définition en filigrane et creux, semble-t-il. Certes, et cela est d’autant plus cohérent que s’y superpose, plus ou moins nettement selon les périodes, l’image du Dieu chrétien. Toutefois, là n’est pas vraiment le plus surprenant. Nous lisons plutôt cette « göttliche Natur » comme un paradoxe et oxymore duquel on apprend beaucoup. La Nature est d’ordinaire étymologiquement évidente, c'est-à-dire ce qui se voit, se laisse et donne à voir sans complexe. À l’opposé, on entend par « Divin », entre autres et en général, une main (actif) ou œil (passif) secret, celé aux sens (invisible, intangible, inimaginable), origine ou arrangeur de toute chose. Apposer ces deux termes, qu’est-ce à dire ? C’est peut-être dire qu’il y a manière de voir l’apparence comme un gouffre où le sens investit la chose. C’est peut-être manière de dire que la Nature est plus que ce qu’elle semble, mais qu’elle n’est en rien autre que ce qu’elle donne à voir. Nous ne pensons pas qu’Hölderlin veuille signifier par là qu’il est une seconde Nature, cachée à nos yeux, différente de celle que nous voyons, située — manière de dire — dans un autre Monde, parallèle et séparé du nôtre. Et pourtant, nous pouvons dire, d’une certaine façon, que tout cela est exact : que nous ne la voyons telle qu’elle est, qu’il en est une autre, que nous en sommes séparés, qu’elle nous est étrangère. Elle est tout cela, au yeux du Familier écoutant les autres hommes en parler. Car celui-là, à qui elle s’est en fait donnée, regarde la même Nature que les autres — les mêmes fleuves, le même soleil — mais il ne voit pas la même chose :
« Et gravement, la Nature éternelle
Se tenait transparente devant lui » .
C’est cette image qu’il faut garder : le Familier voit de son œil et âme éveillés, comme cousues de fil blanc, les correspondances intimes de la Nature, il voit cette
« Grande Nature pressentie au loin » ,
« groß[e] ferngeahndet[e] Natur ».
Il perçoit ses cor-respondances, en effet, car cette « Nature divine » est ce
« Grand Tout sacré !
Vie jaillissante ! accord intime ! » .
Belle et difficile traduction de ce qui eût pu être chanté en Grec — to pan et to en ont grande postérité. La Grande Nature est celle-là qui englobe et comprend tout, Grand Tout elle-même, où n’est nul reste, origine et source des choses en son sein, début sans fin, vive en toute choses, connue et pourtant inconnue d’elles — peut-être oubliée :
« Et toi, oubli ! ô réconciliateur ! »
Mais l’oubli est affaire d’un autre temps. Pour l’heure, l’on pourrait nommer cette Grande Nature d’un autre nom : Concorde, littéralement : ensemble le même cœur. Car il est en effet un :
« […] grand accord avec tout ce qui vit […] » .
Que l’on se rappelle « Empédocle » se rappelant le moment avant son éveil, lors encore enfant : déjà il s’étonnait, s’émerveillait de ces « prodiges », « figures radieuses » et « formes grandioses » que la Nature lui donnait à voir : c’est là ce que l’on peut appeler la respondance des corps à l’harmonie de la Nature, la mise en résonance physique — et non pas seulement acoustique — des parts naturelles du Tout, et mise en évidence du lien indissoluble, « pressenti » alors par « Empédocle », qui unit les choses du kosmos. Que l’on ne s’étonne alors que l’émerveillement ne s’éteigne avec la prise de conscience de ce Tout, et qu’il suive et poursuive Hölderlin sa vie durant :
« […] sa magique omniprésence,
Belle divinement, puissante la Nature ! »
L’on ne peut en croire ses yeux, l’on ne peut en croire son corps — voilà ce qui transpire à travers tous ces mots de Hölderlin : la Nature est partout, et en toute part tellement belle, si magnifiquement arrangée — que c’en est incroyable, que cela n’a rien qui semble à l’humain, — que c’en doit être magique, que c’en doit être divin. Nous avons appelé la Nature : Concorde. Et c’est bien ce qui fascine Hölderlin : cette « magique omniprésence », cette chose partout présente, cette harmonie en toute part, cet ajustement et accord si bel et parfait. Ici — ici, mais la question est sous-tendue depuis le début —l’on se demande quelles sont les parts de cet accord, quelles en sont les notes, quelle en est la clef. Autant la métaphore organique, corporelle, est à rejeter — l’on comprendra bien assez tôt pourquoi —, autant la métaphore musicale est pertinente à souhait — ne serait-ce que parce que Hölderlin en use. Et c’est par ce biais que nous entrons la Nature, qu’aussi nous entrons dans la Nature, que nous passons au deuxième degré de l’échelle et de l’architecture naturelle et divine : aux Éléments de et dans la Nature.
En guise de transition :
l’«antique unisson ».
Mais avant cela, pour pouvoir passer l’échelon, nous devons nous attacher au liant de ce mélange. Ce liant passant, c’est une expression d’Hölderlin, la plus juste, la plus cinglante, et aussi, croyons-nous, la plus belle, qui décrive — ou tente de décrire — cette harmonie essentielle de la Nature. Que l’on nous permette cette double citation :
« Könnt ich’s noch einmal vor die Seele rufen,
Daß mir die stumme, todesöde Brust
Von deinen Tönen allen wiederklänge !
Bin ich es noch ? o Leben ! und rauschten sie mir,
All deine geflügelten Melodien, und hört
Ich deinen alten Einklang, große Natur ? »
« Puissé-je une fois, une seule, à mon âme les [rappeler
Pour que, muet et de mort dévasté, mon sein
Recommence de toutes tes voix à vibrer !
Le suis-je encore ? ô Vie ! est-ce en moi que [sonnaient
Toutes tes mélodies ailées, l’ai-je entendu,
Ton antique unisson, Grande Nature ? »
Nous ne nous étendrons pas sur le contexte, qui est celui, nous en sommes convaincu, de toute l’œuvre de Hölderlin : celui d’une perte et d’un désir — perte et désir, puiqu’étymologiquement, désirer, c’est éprouver le manque d’une étoile. Ici précisément (E1, I, 4), « Empédocle » éprouve la perte de sa familiarité avec la Nature — mais ne serait-ce plutôt cette perte qui l’éprouve ? ne serait-ce plutôt la Nature qui, imposant la perte, l’éprouve ?— et le violent désir des retrouvailles. On l’aura compris : c’est de la perte de son propre corps dont « Empédocle » fait l’expérience : il ne sent plus ce qu’il sentait, il ne voit plus ce qu’il voyait, il est « muet » — il ne l’entend plus cet « antique unisson » de la « Grande Nature ».
Empédocle aussi, à sa manière, éprouve perte et désir du Divin et de l’« unisson ». que l’on me permette de citer ce long passage :
« Il est un oracle de la Nécessité, des dieux de l’antique décret,
éternel, scellé par de vastes serments :
s’il en est un qui, en des égarements, par un crime a souillé ses propres mains,
et celui qui, par haine, a failli, a prononcé un faux serment,
ceux-là, démons à qui le sort a donné en partage un temps très long de vie,
pendant trois fois dix mille saisons loin des Bienheureux doivent errer,
naissant, au cours du temps, sous toutes formes diverses de créatures mortelles,
échangeant tour à tour leurs pénibles routes d’existence :
ainsi la puissance de l’éther les chasse vers le large
et la haute mer les recrache sur le sol de la terre, et [terre] dans les rayons
du soleil étincelant ; lui, les projette aux tourbillons de l’éther.
Chaque élément les reçoit d’un autre, et ils encourent la haine de tous.
Et moi aussi maintenant je suis l’un d’eux, exilé du divin séjour, un errant,
De Discorde furieuse l’Obédient. »
Qu’est-ce que l’unisson ? C’est le moment où les voix s’accordent pour ne plus former qu’un son. Que cet unisson soit vieux, ancien, antique, il faut peut-être l’entendre ainsi : qu’il excède mémoire d’homme, qu’il touche à l’immémorial, qu’il ne se laisse — littéralement — com-prendre par l’histoire, sous quelque forme qu’elle soit.
« La voix qui m’appelle, c’est celle que j’écoute. »
Il est tellement d’adresses et de vocatifs chez Hölderlin. C’est chose capitale : il n’est ni discours ni écoute possibles s’ils ne sont adressés. L’on ne peut parler, l’on ne peut s’entendre, si l’on ne sait à qui l’on s’adresse. Il est deux occurrence de l’« antique unisson » (E1, I, 4, p. 480 et E2, I, 3, p. 553). Les deux versions présentent une différence majeure, outre réarrangements et coupures :
« […] ô puissé-je dire ce qu’ils furent,
Les nommer — ce branle et ce travail de ton génie, ces forces
Souveraines dont j’étais le pair, ô Nature !
Puissé-je une fois, une seule, à mon âme les rappeler
Pour que, muet et de mort dévasté, mon sein
Recommence des toutes tes voix à vibrer !
Le suis-je encore ? ô Vie ! est-ce en moi que sonnaient
Toutes tes mélodies ailées, l’ai-je entendu,
Ton antique unisson, Grande Nature ? »
« […] encore une fois je voudrais
Rappeler dans mon âme
Ce branle de ton génie, ces forces
Souveraines dont j’étais le pair, ô Nature,
Pour que, muet et de mort dévasté, mon sein
Recommence de toutes tes voix à vibrer,
Le suis-je encore ? ô Vie ! est-ce en moi que sonnaient
Toutes tes mélodies ailées, l’ai-je entendu,
Ton antique unisson, Grande Nature ? »
Ce qui s’est perdu, d’une version à la suivante — et nous ne spéculerons pas sur la raison de cette perte et abandon—, c’est la prise de conscience de la perte des noms, en ce sens que ces noms aimés ne sont plus siens : « Empédocle » ne sait plus (comment) les dire. Et ce qui se perd avec la mémoire-usage du nom, c’est la possibilité de l’adresse. L’adresse est impossible, on l’aura compris, parce qu’« Empédocle » en est incapable. Avec le retrait des noms (c’est ainsi que cet épisode est vécu : la Nature se retire et l’abandonne), vient le mutisme et la surdité — c’est la perte du corps dont nous avons parlé— et le souhait du retour. Avec cette perte vient le souhait du retour du nom, du retour des voix, du retour du chant.
Mais ces voix qui sont un chant, quelles sont-elles ? Et quels visages mettre sur ces paroles sans mots ?
II — « Les forces errantes du Divin ».
Avec cette perte vient le souhait du retour de ces « forces / Souveraines dont [Empédocle] étai[t] le pair ». Voilà le deuxième échelon de l’échelle. Force est de constater la multitude des noms et visages qui leur sont donnés. Ce sont sans doute autant de bribes, lâchées et laissées par nos Familiers, forcément non exhaustives, qui sont autant de qualités et particularités de ces « forces », qui nous sont autant d’indices à fin de tenter de les (re)constituer telles. Il faut aussi remarquer, même si cela semble aller de soi, qu’elles sont plus qu’une. L’on quitte, pour ainsi dire, l’unité qu’est la Nature pour plonger dans la pluralité de ces Forces. Y a-t-il perte, « éparpillement », chute ? Nous ne le pensons pas — et à vrai dire n’en pouvons dire plus pour le moment sans nous avancer. Lors, qu’en pouvons nous dire ?
Ces Forces ont nombre de qualités en commun avec la Grande Nature. Nous ne nous occuperons, pour le moment, que des qualificatifs et épithètes qui leur sont attachés : ce qu’elles sont nous intéressera bien tôt. L’on ne s’étonnera pas de retrouver les mots utilisés déjà pour la Nature. Ce sont des
« Puissances éternelles » ,
« Immortels » ,
« éléments sacrés » ,
« puissances pures » ,
« nobles forces » ,
« immortelles Présences » .
Nous retrouvons en effet, entre autres, pureté et immortalité, éternité— ou plutôt : permanence —, et présence comme attributs essentiels du Divin, du Sacré. Nous ne reviendrons pas sur ce point. Nous l’avons dit : ces Forces sont la Nature.
Ceci dit — et sans paradoxe aucun —, elles en diffèrent. Écoutons comme Hölderlin les nomme. Ce sont les « éléments » — « die heil’g[e] Elemente ». Élémentales et élémentaires, telles sont ces Forces. C’est en ce sens qu’elles sont la Nature et en sont séparées. Elles sont et font part et parties de la Nature. Elles sont en effet :
« Puissances éternelles » et
« forces souveraines » .
Au détour de ces phrases surgit la notion d’espace et de territoire. Les mots qui nous intéressent ici sont : Puissances souveraines. Tentons de traduire. La puissance s’exerce. Toute puissance a son domaine d’exercice. La puissance est souveraine en son domaine. C’est en ce sens qu’apparaît, avec les puissances plurielles, l’espace. Car tant qu’il est une Nature en toutes parts, il n’est qu’elle : la part n’existe pas, puisque rien n’est hors Nature. Dire qu’il y a espace, c’est bien sûr dire qu’il y a étendue, mais c’est aussi dire le proche, le moins proche, le lointain. Or la Nature n’est pas même proche à elle-même, tant qu’il n’y a qu’elle : elle est partout elle-même et en elle-même : distance et espace s’abolissent. Le rendu est cette « magique omniprésence » de cette Grande Nature que nomme Hölderlin. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’elle est à la fois ubique et atopique. Au contraire des puissances, qui auront chaque une leur territoire où elles s’exercent. C’est dire aussi qu’il y aura aux puissances, et à chaque puissance aussi, manières de s’exercer. Mais l’heure n’est pas encore à les distinguer.
Ce sont également :
« […] tous les messagers
De la Grande Nature pressentie au loin » ,
« […] den Boten allen
Der großen ferngeahndeten Natur ».
Les Éléments annoncent la Grande Nature. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’ils sont un pas plus proche de l’homme que la Grande Nature ne l’est : la Nature est plus « loin » (« fern »). Ils sont avant-coureurs, mais ne la « précèdent » pas. Dans toute relation épistolaire, il est un expéditeur, un expédié, un porteur, et un destinataire. Les Forces sont ici les porteuses et détentrices du message, dont l’expéditrice n’est pas même connue, puisqu’elle est « pressentie ». La Grande Nature est en ce sens inconnue et connue, car, toute « pressentie » qu’elle est , elle est reconnue avant même qu’elle n’ait décliné son identité (pré-sentie) par le Familier. L’on peut aussi lire ces vers autrement. Les Puissances confirment par le message qu’elles portent, le pressentiment lointain du Familier. C’est en ce sens, peut-être, que l’on peut les dire : anges — étymologiquement : messagers. Il est en effet quelque chose d’angélique en elles. Elles annoncent le Tout-Un qu’est la Nature. Et par leur nature même de messager, d’ange, elles sont le garant de l’être-là de la Grande Nature, qui ne se manifesterait pas elle-même, en personne. Les Puissances existent, elles portent le message de la Grande Nature, donc la Grande Nature existe. C’est la réalité de celle-ci qui se trouve garantie par les messagers et le message qu’ils portent, comme par contagion. Ici médiate, la Grande Nature n’en est pas moins manifeste, par la manifestation même des Puissances.
L’on peut encore préciser quelque peu cette « manifestation » et les qualités des Forces sans entrer dans le détail des Éléments. L’on a dit ces Éléments « éternels », « immortels », à l’instar de la Nature. Hölderlin insiste ailleurs sur une manière de cette permanence :
« Puissances pures, jeunes à jamais »
« […] ô vous les toujours
Jeunes, grands Génies de la vie […] »
C’est peut-être bien peu en apparence, mais la différence est là, qui distingue une fois encore. Si la Nature est « éternelle » et sans âge, les Éléments sont les « reinen immerjugendlichen Mächte », « die Immerjungendlichen », jeunes toujours et à jamais. Ils ne vieillissent pas, et font jeune figure. L’on ne sait s’ils sont nés un jour — et cela n’a au fond que peu d’importance. Cela tient peut-être simplement à l’intuition que la Nature est plus ancienne que les Puissances, qui feraient en ce sens « jeune figure » à côté de l’antique Nature. C’est en ce sens aussi que la Nature est au sommet de l’échelle : c’est la primitive, première, une qui tout contient. D’autre part, l’on ne peut justifier cette jeunesse exclusive des Éléments par le fait qu’ils seraient plus « vivants » que la Nature. Ce serait oublier que la Nature est « Vie jaillissante » . Il nous semble plutôt qu’avec les Éléments, c’est le temps qui apparaît. Déjà, il faut du temps pour que les Puissances s’exercent. L’espace aussi, le territoire, c’est du temps. Avec la Grande Nature, il n’est ni temps ni espace, car l’on est dans l’indifférencié, dans l’indifférenciation : la Nature ne fait pas la différence. C’est avec les Puissances que l’on entre dans la pluralité, l’espace, le temps. C’est en fait avec les Éléments que l’on entre dans le monde tel que nous le vivons. Il n’est rien hors du Divin, de la Nature — mais en ce sens, le Divin est hors de tout, hors du tout, donc hors de lui-même, excepté du monde. Encore un paradoxe à prendre comme tel ? Non pas, la solution est déjà là : rien n’échappe en fait et effet au Divin, car les Puissances — nous l’avons dit — sont la Nature, même si elles en diffèrent. C’est en ce sens que le temps et l’espace sont aussi de et dans la Nature :
« […] celle qui est plus vieille que le Temps, […]
La Nature ! »
La Nature n’excepte rien : elle est en un sens une manière du Sphaïros d’Empédocle :
« Mais il est, oui, partout identique à lui-même et partout sans limites,
Sphaïros à l’orbe pur, en cercle solitaire, qui exulte. »
« Et rien dans le tout n’est vide, rien non plus n’est de trop. »
La Nature n’excepte rien : ce serait oublier l’« antique unisson » dont nous avons quelque peu précisé la nature.
« [Ô] vous les toujours / Jeunes, grands Génies de la vie […] » ,
citions-nous. Il est temps de s’attarder quelque peu sur ce nom que l’on étonne presque de trouver ici : « Génies », « Des Lebens große Genien », que nous retrouvons ailleurs :
« […] bienheureux génies […] »
« […] les génies du monde […]»
« […] ô Génies de la Nature / Et de ses métamorphoses […] » .
Nom que l’on s’étonne de trouver en ces pages et usage, étant donnés les emplois qu’en font aussi bien Kant que Hegel, que Platon. Pourtant, que ces Génies nomment les Puissances, les Éléments, il ne fait aucun doute. Il est une occurrence de l’équivalent de ce terme chez Empédocle :
« Quand le démon au démon [δαιμονι δαιμων] se fut plus largement mêlé,
Ils tombaient l’un sur l’autre, comme Ils se trouvaient chacun,
Et d’autres, outre Ceux-là, sortirent en foule, joints. »
Jean Bollack commente ainsi : « Les forces qui s’allient ne peuvent être que les éléments [et non l’Amour et la Haine]. Ils ne portent pas de nom ici, parce qu’ils s’accouplent indifféremment. Ce sont des dieux anonymes (δαιμονεs), parce qu’ils se confondent : concentrés et manifestes, ils reçoivent le nom des dieux […] » . Le daimôn chez Empédocle, c’est l’élément générique, le divin non nommé. Et, si l’on excepte les différences de statut des éléments chez l’un et l’autre, ce sont précisément ceux que l’on tente de définir chez Hölderlin.
Ce sont les Génies vivants, Génies du monde et de la vie, ceux qui, étymologiquement (genialis), donnent naissance à la vie, qui la permettent et en sont l’origine. Ce sont les « Génies de la Nature / Et de ses métamorphoses ». L’Allemand est plus précis : « o ihr Genien der wandelnden / Natur » : ce sont les Génies de cette Nature polymorphe, ceux par qui la Nature a toutes ces formes, ceux par qui la Nature change de forme, ceux par qui ces multiples formes sont au même instant, simultanément : ce sont, croyons-nous, les formes mêmes que prend la Nature. En ce sens, ces Génies élémentaux et élémentaires sont l’incarnation et l’acte total de la Nature comme métamorphe en puissance. Ils réalisent et épuisent le métamorphisme de la Nature, en prenant à chaque instant toutes les formes que la Nature peut prendre. Inutile d’insister sur le fait que le nombre de ces formes et configurations naturelles est infini : la Nature, via ses Éléments, est la diversité à la limite : pas une chose de la Nature n’est pareille à une autre chose de la Nature. L’on voit qu’en précisant la nature des Éléments, c’est la nature de la Nature que nous précisons du même geste : la Nature est une et infiniment diverse. C’est peut-être en ce sens qu’il faut entendre cet autre nom des Puissances :
« […] dieux du ciel,
[…] ô mainteneurs du monde […] » ,
« […] ihr Himmlischen, ihr Alleserhaltenden […] ».
Les « Génies du monde » en sont les « mainteneurs », ils conservent tout ce qui est, tel qu’il est : ils donnent naissance à la vie et à sa diversité, et font qu’elle dure. Dire qu’ils font que la vie soit vivante et diverse n’est pas un pléonasme, car il ne va pas de soi que ce qui naît ne meure, ni que le divers ne tende vers l’uniforme. Et jamais ils ne faillissent à leur ouvrage : ils sont :
« Infatiguables, toujours égaux en leur force […] » .
Les « éléments sacrés » sont éternellement capables — incarnations d’un souhait et rêve ancestral de l’homme. Ils sont les toujours-laborieux, ces Génies, en leur tâche de faire naître et de conserver ce qui naît. Ils sont « Die Mühelosen regen immergleich / In ihrer Kraft », et ne font jamais plus ni moins que ce qu’ils font sans cesse. En tout cela ils sont « très-hauts », « dieux du ciel », au dessus des hommes qui ne peuvent maintenir toujours monde et vie en leur état de toujours-naissants. En cela ils sont Puissants et Forts. Et l’on sait à présent le territoire des Puissances : c’est le monde, celui des hommes, pour qui la vie « court » et se fait entropique. Imperceptiblement, de mot en mot, nous descendons les échelons de l’échelle.
Mais avant d’avancer dans l’échelle, reste cette belle expression qui est une manière d’énigme, et pourra peut-être nous servir de pont :
« […] forces errantes du divin »
« […] ihr wandelnden Götterkräfte ».
Que les Éléments soient appelés « forces […] du divin » ne nous surprend plus. Mais pourquoi ces forces sont-elles « errantes » ? L’on s’étonne, car jusqu’à présent nous n’avons parlé de mouvement. Nous pouvons peut-être trouver ailleurs, au détour d’une phrase dont le contexte n’importe, un indice de la forme que dessine ce mouvement :
« Und lange war’s ein Rätsel mir, wie euch
In ihrem Runde duldet die Natur. »
« Et ce me fut une énigme longtemps
Que la nature dans son orbe vous tolère. »
C’est dire que la Nature esquisse un cercle, un tour, une ronde, aussi au sens de danse. C’est cette polysémie capitale de « Runde » que ne peut rendre le mot « orbe », par trop statique. Polysémie capitale, car à entrer dans la ronde de la Nature, on voit le divin, les puissances et le monde entrer en branle, et une autre dimension des puissances apparaître. Non seulement elles donnent et conservent la vie, non seulement elles sont naissance et persévérance dans l’être, mais elles-mêmes se font dynamique : elles sont et vont dans et de par le monde, et le Familier peut voir cette grande Danse des Puissances de la Nature :
« Oui ! nous habitons au calme ; voici devant nous
S’épanouir les éléments sacrés. / Infatigables, toujours égaux dans leur force,
Ils nous entourent de leur joyeux mouvement.
Sur ses fermes rivages bouillonne et repose
La mer antique, les monts s’élèvent
Au chant de leurs fleuves, par vagues mugissantes
Leur verte forêt de val en val descend.
Et en haut demeure la lumière, l’Éther
apaise l’esprit et le plus secret désir.
Nous habiterons ce calme ! »
L’on a ici une manière d’idée du mouvement plénier des Puissances. Et l’on se rend compte qu’il est question, dès lors qu’apparaît le mouvement, des Puissances particulières, qui ont, pour ainsi dire, chacune leurs pas dans cette danse. L’on voit mal à présent où mettre cette « errance », cet aller sans but, dans ce mouvement perpétuel. Nous voyons au moins deux interprétations, non exclusives, à cela. D’une part — question de perspective —, ces forces du divin peuvent sembler « errantes » aux sens de celui qui ne sait les lire. À celui qui n’est pas familier de ce qui est au monde de divin, les manifestations des Forces de la Nature paraissent aléatoires : aléatoires les orages, l’accalmie, les crues et décrues, les éruptions volcaniques et les tremblements de terre ; hasardeuses et errantes en ce mouvement les Forces qui les commandent. Tiraillement, déchirure, entre un souhait du poète d’un lieu d’accalmie propice à l’écriture (le « domaine ») et son être profond attiré par les Puissances et leur apparente tourmente. C’est plutôt dans ce contexte que s’inscrit l’expression qui nous intrigue :
« Trop fort, hélas ! hauteurs du ciel, vous me
Tirez à vous : dans les orages, le serein,
Je vous sens tour à tour ronger
Mon cœur, forces errantes du divin ! »
D’autre part, et en suite, les Puissances peuvent littéralement (au figuré ) être dites, par le poète même, « errantes », qui vont au hasard, sans but. Car c’est l’homme qui veut trouver un sens aux êtres et choses. Les Puissances, à proprement parler, ne se laissent enfermer dans un « sens », et l’on ne peut leur assigner un « but » — nous l’avons déjà dit : les Puissances s’exercent. Et il ne faut pas chercher de raison à cela : la Nature est, et les Puissances font ce qu’elles font toujours. L’on ne peut leur assigner des intentions ou volontés. C’est un travers humain qui fait que l’on injecte du sens en toute chose. Réaction toute humaine face à ce qui ne rentre et ne peut rentrer dans les grilles de lectures habituelles, « rationnelles ». Question de perspective, ici encore.
On l’a vu : dès lors que le mouvement apparaît, l’on ne peut s’en tenir aux Éléments « en général » : chaque (mais combien sont-elles ?) puissance (mais qui sont-elles ?) a son propre mouvement (mais quel est-il ?), a ses propres manifestations (mais quelles sont-elles ?).
III — Le Divin envisagé dans le monde.
Descendons à présent d’un échelon dans l’échelle. Ce que nous tenterons de voir maintenant, c’est le visage — nécessairement multiple — des Puissances particulières. Car c’est ainsi que se manifeste le Divin dans le monde : en particulier. Et il nous faut d’abord répondre à cette question avant d’avancer : combien sont-elles, ces Puissances ? et quel est leur nom ?
Les Éléments dont il est ici question — les « < Éléments > incréés » — sont au nombre de quatre chez Empédocle :
« Les quatre racines de toutes choses d’abord apprends-les :
Zeus lumineux, Hérè porteuse de vie et le Seigneur de l’ombre
et Nestis, qui nourrit de ses larmes les sources des mortels. »
Yves Battistini commente, sommant ses prédécesseurs Burnet, Bollack et Legrand : « [l]’identification avec les éléments naturels est variable. Zeus : l’ébullition et l’éther, le feu […]. Hérè : la terre ou l’air. Aidôneus : l’air ou la terre. Nestis : l’eau, le sperme. Empédocle, en tout cas, oppose au couple ouranien Zeus/Hérè le couple chthonien Aidôneus/Nestis, ancienne divinité sicilienne de l’eau, substituée, pour la cause, à Perséphone […] » . Quatre éléments-racines, on le lit, mais dont on ne sait qui ils sont, ou plutôt que l’on ne sait choisir : éther (air), terre, eau, soleil (feu). Ailleurs, Empédocle peut-être précise :
« Liés, les voici tous, dans leurs parts multiples :
l’Étincelant, Terre et Ciel et la Mer […] » .
« Savoir comment d’Eau, de Terre, d’Éther et de Soleil […] »
Hölderlin, quant à lui, à un moment, donne un chiffre (ou plutôt deux) et des noms :
« […] Mais toi au-dessus des nuages,
Père de la patrie ! puissant Éther ! et toi
Terre et Lumière ! vous trois en Un, qui régnez et aimez,
Dieux éternels ! avec vous mes liens ne se briseront jamais. »
C’est un de ces moments dont nous parlions, où l’image du dieu chrétien se superpose et s’impose dans la mythologie élémentale d’Hölderlin. Ainsi lu, la Nature est Une et trisse, et les Éléments en cette Trinité sont l’Éther, la Terre, la Lumière. Étonnamment, l’on retrouve ailleurs cette même tripartition élémentale, dans un passage où Hölderlin lui-même souligne :
« — Toi si beau, Soleil ! […]
[…] À la Terre grave […]
L’Éther me baignait de son souffle […] »
Il semble donc qu’il nous faille en rester à ces trois « majeures », auxquelles vont la préférence et l’intérêt d’Hölderlin. Mais qu’en est-il de l’Eau ? Car Hölderlin ne l’assimile clairement à aucune des trois autres Puissances, ni ne la tient vraiment à l’écart, ne la passe sous silence, dans son roman, pièces ou poèmes. Nous avons déjà cité ce passage du troisième Empédocle :
« Sur ses fermes rivages bouillonne et repose / La mer antique […] »
Elle apparaît également en bien d’autres moments. Et l’on sait son importance dans un poème tel que « Le Rhin », par exemple. C’est que l’Eau tient peut-être une place particulière parmi les Éléments — place que nous tenterons de préciser.
A — L’Éther.
Qu’est-ce que l’Éther ? La réponse à cette question est moins évidente qu’elle y paraît. Il s’agit de savoir ce que Hölderlin entend par là. Car la figuration du divin dans le monde pose une question récurrente en de nouveaux termes : à quoi correspond ce mot ? à quels choses et phénomènes correspondent ces mots qui sont des noms ?
Qu’est-ce que l’Éther ? C’est le ciel :
« […] l’Éther bleu […] » .
Il est le Ciel, tout le ciel, tous les ciels, le préféré, le connu, le proche entre tous les éléments :
« Le dieu tonnant s’approche, entre tous familier […] »
« […] sa foudre par les nuits d’orage
le Tonneur jette aux anxieuses vallées […] »
« […] le Dieu tonnant […] »
« […] Maître de la foudre […] »
Il est, pour Empédocle, le :
« rassembleur de nuées » .
Toutefois, ce n’est que rarement que le Ciel se fait menace. C’est en effet un tout autre visage de l’Éther qui apparaît le plus souvent chez Hölderlin, pour « Empédocle », pour Hölderlin. Car c’est une relation toute personnelle et filiale qui lie l’homme à l’Élément :
« Et Toi de qui jamais l’âme ne se départ,
Éther, ô mon Père […] »
« Empédocle » est fils du Ciel, et le Ciel est pour lui une manière de Père :
«EMPÉDOCLE
[…] Et chaque fois
Qu’assis sur une hauteur tranquille, étonné
Je méditais l’errance changeante des hommes,
L’âme saisie de tes métamorphoses
Et pressentant moi aussi mon proche déclin,
L’Éther me baignait dans son souffle comme toi
Pour y guérir ma poitrine blessée d’amour,
Et montaient, comme les fumées d’une flamme,
Dans le haut azur mes soucis se résoudre.
PAUSANIAS
Oh ! du Ciel tu es fils !»
Quel est la nature de ce lien qui lie « Empédocle » à l’Éther ? « [J]amais âme ne [s’en] départ » : ce n’est pas sceau que l’on brise, qu’on oublie, ni dont on se sert à la légère . Car ce sont les parties les plus intimes de l’homme qui sont les clefs du lien avec le Ciel en particulier, et les dieux en général : l’« âme » et le « cœur » :
« […] seul mon cœur me pousssait
Dans son immortel amour vers les Immortels […] »
Car c’est bien de cœur et d’« amour » dont il est question ici : c’est ainsi qu’est vécu ce lien entre « Empédocle » et le Ciel.
« […] — ô non ! ce n’était pas
Un rêve, je te sentais à même ce cœur,
Tranquille Éther ! quand l’égarement des mortels
Me navrait l’âme et que me guérissait ton souffle
Où tu baignais ma poitrine blessée d’amour,
Grand Réconciliateur ! […] »
« […] de son souffle
L’Éther ne cesse avec amour de […] baigner [le cœur des mortels] […] »
L’Éther est le « Tranquille » qui réconcilie soi avec soi : il n’est pas de plus « grand Réconciliateur » que celui qui apporte le repos à l’âme meurtrie. Il n’en est pas non plus de plus proche, à même le corps, « à même [le] cœur ». L’Éther est perçu par « Empédocle » comme le Père qui de son « amour » guérit son cœur « bless[é] d’amour » et nécessairement tel, pourrait-on dire, car :
« C’est sa loi,
Fol est l’amour dans le monde et dupé. »
C’est par l’amour que l’Éther panse l’amour . Et l’amour du Ciel est « souffle ». L’élément « parle » à l’homme le langage même de son corps, de son cœur, de son âme, le langage même de sa vie qui tient à son « souffle », son pneuma — car :
« […] dans sa divinité la Nature
N’a pas besoin de parole » ,
et l’un reconnaît son semblable. C’est en ce sens aussi qu’Empédocle peut dire de l’Éther qu’il est son père, son père génésique, ancestral : le souffle premier est celui du Ciel :
« Ô Éther, ô Père ! ami fidèle, même avant
Que ma mère m’eût pris dans ses bras, son sein nourri,
Tu m’entourais avec douceur, tu me versais un vin céleste,
le souffle saint avant toute autre chose dans mon naissant cœur. »
« Et l’air qui donne l’âme, de ta plénitude éternelle
Déborde et coule avec violence dans les veines de la vie. »
C’est donc au moins un double lien qui entretient l’homme à l’élément : c’est celui que crée une affinité, voire, au mieux, une filiation, entre l’âme, la vie, et le Ciel, par le souffle — parenté renforcée par un amour perçu comme réciproque par « Empédocle » ; et c’est celui que crée une guérison, celle de l’homme par le dieu, et qui se traduit par le repos de l’âme, la réconciliation de soi, si ce n’est avec les autres, du moins avec soi — à la manière d’un baume et bain apaisant :
« […] l’Éther / Apaise l’esprit et le plus secret désir. »
« Ton murmure descend des cimes du verger en fleurs,
Ô noble Éther ! c’est toi qui calmes l’élan de mon cœur,
Et je consens à vivre encore avec les plantes de la terre. »
Mais l’Éther semble être cela, et bien plus que cela. Nous touchions les hommes : nous touchons à nouveau toutes choses :
« Et que tendrement viendra celui qui meut l’univers
L’Esprit, l’Éther, nous effleurer, enfin ! »
« Und zärtlich rührt der Allbewegende,
Der Geist, der Äther uns an, o dann ! »
Il est celui qui met toutes choses en branle, « l’Esprit », « der Geist » . C’est aussi celui qui fait tenir la vie qu’il donne, lui le ciel si transparent et pourtant toujours aux hommes une énigme :
«Ô Esprit, toi qui nous a nourris, toi qui règnes
En secret au plein jour et dans la nuée […] »
« Mais là-haut vit l’Éther, pure pensée. »
Nous avions entrevu l’apparition du mouvement avec le degré des Puissance : en voici le principe et l’origine. Mais le Ciel « suit », pour ainsi dire, ce qu’il meut, avec attention, « tendre[esse] », et « amour » — comme, une fois encore, un père suit et protège ses enfants. D’un amour toutefois particulier, car le contexte est celui du déclin et de la mort prochaine d’« Empédocle ». C’est que l’Éther est maître de vie, et maître de mort :
« Et je l’entends la nuit, mon sauveur, je l’entends
Porter la mort, ce Libérateur, la vie
Dans son tonnerre accourir du Couchant
À l’Orient […] »
Car cette manière de mort, c’est une nouvelle vie, c’est un souhait profond de l’homme, c’est une promesse du dieu, celui « enfin » rejoindre le père, celle d’accueiller ses enfants en son sein, « o dann ». Car, nous l’avons déjà dit :
« [ê]tre seul
Et sans Dieux, voilà la mort » .
Et souhaiter de tout son être le retour au père, c’est envier l’oiseau, et vouloir être comme lui, car retourner au père, c’est aussi vivre dans sa demeure, et selon son cœur, sans contrainte aucune, d’autres ou de route :
« Mais ceux qui sont les préférés de l’Éther, les oiseaux bienheureux
Jouent à demeure, comblés, dans le temple éternel du Père !
L’espace est assez vaste pour eux tous. Nulle route prescrite,
Grands et petits s’ébattent librement dans la maison. »
Sans contrainte, car ce n’est certes pas sur leur terre le lot des hommes qui ne regardent plus vers le Ciel :
« Follement nous errons. Comme la vigne vagabonde
Quand le tuteur se rompt qui la dirigeait vers le ciel,
Nous foisonnons au sol […] » .
Et dans l’attente du retour, c’est encore l’Éther qui « fait tenir » le Familier, peut-être à fin que la promesse soit tenue — et Hölderlin a pour cela belle formule qui somme à elle seule maint passages :
« Éther paisible ! c’est toi qui conserves à mon âme
sa beauté dans la douleur. »
« Du stiller Äther ! immer bewahrst du schön
Die Seele mir im Schmerz […] »
B — La Lumière.
« Au Soleil et à l’Éther et à tous les messagers
De la Grande Nature pressentie au loin »
La Lumière, c’est à la fois le Soleil et ses rayons : elle est celle qui habite au plus haut, celle qui surplombe et domine :
« En haut demeure la lumière […] »
La Lumière, au milieu des formes infiniment changeantes de la Nature, est une manière de point de repère :
« Feux assemblés, ce soleil roule autour du vaste ciel. »
« Où es-tu, jeune élément ! toi si exacte
À m’éveiller le matin, où es-tu, lumière ?
[…]
Jadis, j’aimais épier l’aurore, et ta naissance
Au flanc de la colline, par toi jamais déçu,
Jamais trompé, déesse amie, par les souffles
De l’air, tes hérauts, car toujours tu venais
Par le même sentier, semant partout la joie,
Dans ta beauté jaillie, mais où es-tu, lumière ? »
La Lumière est point de repère pour l’homme , car elle suit sans cesse exactement le même chemin chaque jour en sa course. C’est pourquoi l’homme n’est jamais « déçu » dans ses attentes de la trouver invariablement là où elle devrait être. C’est pourquoi l’aède peut la nommer « déesse amie », celle sur qui il peut compter. La lumière elle-même a ses messagers : son éternelle renaissance à chaque nouveau matin est annoncée par les « souffles de l’air », « die Lüfte », qui jamais ne « tromp[ent] ». Peut-on supposer que l’Éther se fasse annonciateur de la Lumière ? Rien ne l’interdit. Et un vent en effet se lève dans la vallée à l’aurore du fait de la variation de pression liée au réchauffement progressif de l’air. Toutefois, l’on ne saurait résolûment l’affirmer. Peut-être pourrait-on plutôt voir dans cette idée un argument renforçant celle de l’interdépendance des éléments, l’un jamais n’existant sans les autres.
Quoi qu’il en soit, la Lumière ne laisse pas les Familiers indifférents : la « beauté » de la lumière en son orbe ponctuel fait naître sur son passage, « sèm[e,] partout la joie », « albeseligend », dans le cœur des hommes. Et l’on peut à présent peut-être comprendre le sens de l’errance divine :
« […] à toi-même / Ton lieu, astre errant du jour […] »
Car le Soleil n’est en rien « errant », jamais il ne va au hasard : il est l’exactitude même, et suit sans faillir toujours le même sentier. « [À] toi-même / Ton lieu » , c’est dire : être soi et chez soi « partout ». « [B]ei dir selber / Örtlich […] » : être à soi sa propre place, c’est être son lieu, être en son lieu, en tout lieu. C’est être toujours topique, c’est être attendu et inattendu en toute part, c’est, en ce sens, être toujours atopique : « errant », divinement.
Peut-on préciser la nature de cette joie ? Elle prend certes source dans la contemplation de la beauté de la Lumière : c’est le sens du passage de « L’aède aveugle » que nous citions, ainsi que du suivant :
« — Toi si beau, Soleil ! Les hommes ne m’en avaient
Rien dit, seul mon cœur me poussait
Dans son immortel amour vers les Immortels,
Vers toi, toi, sereine Lumière, je ne pouvais
Trouver plus divin ! […]»
Mais cette contemplation du dieu revalorise l’action des hommes, qui s’en trouve favorisée :
« Au génie de l’homme est rendu le sentiment
D’une céleste parenté, ô Dieu Soleil,
Avec toi, ce qu’il crée est à toi comme à lui.
Plaisir et courage et plénitude de vie,
Ses actes, aussi agiles que tes rayons, en sortent
Et le beau dans sa poitrine muette et triste
Ne meurt plus. »
« […] et le Soleil / Plus tranquille mon œuvre favorise. »
« Du haut du ciel douce à travers leurs arbres
La lumière contemple ceux qui oeuvrent,
Partageant la joie […] »
Ce mouvement suit au moins cinq étapes, en une façon de cercle : la contemplation du « Dieu Soleil » par les hommes ; une comparaison faite par l’homme entre le dieu et ses rayons, et l’homme et ses actes et œuvres ; une manière de constat : l’impression d’une « céleste parenté » entre ces œuvres ; ce qui permet au « génie » humain de continuer à s’extérioriser, à créer ; sous l’œil doux et bienveillant du Dieu qui contemple l’homme à son tour. C’est qu’en somme, la Lumière est pour les familiers un exemple et modèle qu’ils tentent de suivre :
« […] et de même
Que ton jour n’est pas avare de vie,
Que tu te dépouilles de ta profusion d’or,
Insouciante, moi aussi, tout à toi, j’aimais
Aux mortels offrir le meilleur de mon âme […] »
Et c’est peut-être en ce sens qu’il faut comprendre ce passage :
« Où es-tu source des pensées ? toi qui toujours
T’éloignes quand le veut l’heure, où es-tu, lumière ? »
C’est dire que, si l’Éther fait vivre — c’est-à-dire qu’il contre-carre de son amour la volonté de mort du Familier blessé dans le sien —, la Lumière fait faire : elle pousse, tout le jour, l’homme à s’émerveiller et à faire que sa pensée devienne bel acte. Cela aussi, c’est une manière de renaissance (« Et le beau dans sa poitrine muette et triste / Ne meurt plus »). C’est d’ailleurs la Lumière qui, la première, touche le Familier :
« Qu’alors me bénisse, hésitant sur l’or des flots
À ce moment de l’adieu, la lumière du soleil,
Toute jeunesse et splendeur, que j’ai autrefois
La première aimée. »
« Ô lumière céleste ! — je ne l’avais pas
Appris des hommes — bien loin est le temps
Que mon cœur dans son désir ne sachant trouver
La Toute-vivante, vers toi je me tournai
Dans ma pieuse joie, me confiant comme la plante,
À toi longuement, aveuglément m’attachai,
Car le mortel peine à reconnaître les Purs,
Mais quand (…)
l’esprit se mit à fleurir pour moi comme toi tu fleuris,
Je te connus, je le criai : tu es vivante,
Et comme tu circules sereine autour des mortels,
Toi, jeune autant que le ciel, qui fais rayonnante
Tomber la grâce d’un éclat sur chaque chose
Pour que toutes aient la couleur de ton esprit, la vie pour moi aussi se fit poème.
Car ton âme était en moi […] »
Le Familier, alors même qu’il n’est pas encore initié au divin, se « tourn[e] » vers le Soleil, lui « confi[e] » sa vie dans un mouvement innocent de « pieuse joie », et long temps s’y « attach[e] ». On le lit, le Familier est un peu « comme la plante » , corps et corps seul qui doit s’en remettre aux Éléments pour grandir, apprendre à voir, à « reconnaître les Purs ». Manière de plante, une fois encore, lors que l’étape est franchie : « l’esprit se mit à fleurir pour moi comme toi tu fleuris ». Et l’on saisit mieux, alors, la parenté entre le Dieu Soleil et l’homme : la Lumière « fai[t] rayonnante / Tomber la grâce d’un éclat sur chaque chose / Pour que toutes aient la couleur de [s]on esprit ». C’est ainsi que l’« âme » même de la Lumière se trouve portée en l’homme, qui peut dès lors tendre à ce que ses actes naissent de « plaisir et courage et plénitude de vie » — car tel est le Soleil sur qui le Familier prend modèle : littéralement, il œuvre (poiei) : sa « vie se [fait] poème ». Et cette poiesis, c’est bien l’œuvre à la semblance du dieu, celle qui naît de l’expansion, celle qui est « déploi[ement] » de l’âme qui contemple le divin :
« […] et cet œil te voyait
Divinement à l’œuvre, lumière qui tout déploies ! »
Et le plus haut déploiement, n’est-ce pas, littéralement, la nécessaire perfection ?
[ …] Tel
Est le travail du beau soleil ; car
Il appelle toute chose à sa fin. »
C — La Terre.
« Terre sacrée » : que doit-on entendre lors qu’on la lit ? La Terre, c’est bien entendu :
« […] les verdures de la terre
Et la montagne […]
[…] ces nobles forces […] » .
Mais s’en tenir là, ce serait oublier comme la nomme et l’appelle Hölderlin :
« […] ô Terre, / Ô Changeante ! »
Changer, ce n’est pas seulement dire la diversité des formes de la Terre, c’est aussi insister sur ses manifestations mouvantes, ondoyantes, à l’image de l’eau :
« […] et les monts s’élèvent
Au chant de leurs fleuves, par vagues mugissantes
Leur verte forêt de val en val descend. »
Changer, c’est aussi, pour la Terre, croître. Elle est la seule, semble-t-il, en laquelle est visible ce supplément de vie qu’elle crée et sème. Mais, si elle change visiblement d’état, elle ne semble pas, au contraire des autres puissances, changer de place. la Terre ne connaît pas l’errance : elle serait, en ce sens, la plus « territoriale » des puissances :
« […] et vous me reverrez, proches
Vous m’êtes comme autrefois, vous les heureux,
Vous préservés d’errer, arbres de mon bosquet !
Vous alliez croissant dans le calme et chaque jour,
Très humbles, la source du ciel vous abreuvait
De lumière, et d’étincelles de vie semées
Sur votre floraison vous fécondait l’Éther. »
Que l’on ne soit surpris de trouver l’Éther en Père des formes particulières de la Terre, car elle est Mère :
« […] et toi la Terre, ô ma Mère ! »
L’Éther fait ainsi figure de Grand Inséminateur . De la même manière, chez Empédocle, l’air permet la fruition :
« <> aux feuilles persistantes, toujours porteurs de fruits, en floraison
dans l’abondance des fruits grâce à l’air, toute l’année. »
Et c’est ici le premier couple de puissances que nous rencontrons : les Éléments selon Hölderlin ont un sexe. Il nous faut lors préciser la nature de la Terre : elle est bien plutôt un substrat, un ventre, une matrice qui, en ce sens, s’apparente au gouffre, même en sa surface (« […] la vallée béante […] » ), à l’abîme, au sans-fond :
« La forêt plonge dans l’abîme
Et telles des fleurs en bouton, pendent
Vers le dedans les feuilles, sous lesquelles
S’épanouit un fond de val
Qui ne saurait garder silence […] »
La Terre, c’est donc bien plutôt et aussi — l’on ne saurait faire la part des choses en ces naissances — la terre seule, puisque ce qui la couvre est le fruit de l’union entre Éther et Terre :
« Éther…, par de longues racines, entrait sous Terre. »
Cette Terre est ainsi moins surface qu’insondable profondeur. Ce faisant, ce couple d’Éléments réunit les extrêmes : tout en la Nature est conciliable, concilié. Pour preuves ce fructueux mariage, et ses fruits fabuleux :
« […] du haut de l’Éther au tréfonds de l’abîme […] » .
« [A]rbres de mon bosquet ! / Vous alliez croissant dans le calme » … Un bien beau tableau, n’est-ce pas ? C’est le tableau d’un autre temps, et les fruits que nous avons sous les yeux sont ceux d’une union passée. À présent la Terre est seule, à présent la Terre est triste :
« Viens avec moi maintenant que le cœur de la Terre
Gémit de solitude et qu’au souvenir
De leur union d’autrefois la Mère, la ténébreuse,
Lève vers l’Éther ses bras de feu déployés,
Et maintenant que le Dominateur vient dans sa foudre
Attestant notre affinité
Avec lui jusqu’en bas dans les flammes sacrées. »
À présent la Terre est seule, à présent la Terre est triste, et lors qu’elle sourd de cette douleur qu’est pour elle la solitude, la Terre est Feu, la Terre est flamme, quoi qu’en laissent paraître « les verdures de la terre / Et la montagne » :
« […] et tout en bas,
sous l’herbe luxuriante, comme en visions,
Je regarde la terre, incendie violent […] » .
C’est, ce nous semble, la face seconde de la Terre, de la Terre-abîme, de la Terre sans fond : cette « terre chaude » et « ténébreuse », qui tend inlassablement ses « bras de feu » vers son amant d’un temps :
[…] tu vois jaillir brillant
Un feu divin profondément hors de la terre […] »
« […] les feux / De la terre jailliront de la montagne profonde […] »
« Le feu divin lui-même, nuit et jour, s’efforce vers un brusque
Embrasement. »
« Dessous le sol, brûlent des feux nombreux. »
Cette triste violence, le Familier la peut comprendre, car — nous l’avons vu — il est lui aussi fils de cet amant perdu. Il n’a en rien peur de la Terre : elle l’attire. Elle l’attire et lui parle, elle l’attire et lui confie son mal qui est aussi le sien : le cœur de la Terre pâtit et celui du Familier compâtit :
« Tu te risquerais de ce sommet à descendre
Dans la vallée sans fond, le sanctuaire de l’Abîme
où se cache au jour le cœur pâtissant
De la Terre et où, ténébreuse Mère,
Elle te dit ses souffrances, à toi fils de la Nuit,
De l’Éther ! […] »
Le Familier comprend cette douleur car il la connaît : c’est celle de la séparation. « Empédocle » lui aussi s’était trouvé séparé de ses dieux après les avoir découverts. Et nul plus que lui ne désire les retrouvailles : c’est son seul souhait. C’est pourquoi nul mieux que lui ne peut comprendre la Terre et son histoire. Il le sait et le veut, car c’est justement le seul moyen pour lui du retour :
« Chacun s’en va, chacun s’en vient aux lieux qu’il peut atteindre. »
Et ce lieu, pour « Empédocle », à ce moment, c’est :
« […] le sommet de ce vieil Etna sacré […] » .
C’est pourquoi « Empédocle » est plein de joie lors qu’il est proche de l’Etna : il sait que là est son chemin de rédemption et retour : il passe par la Terre, qui lui rappelle maints souvenirs de temps où il était un « Dieu dans ses éléments » :
« […] et candide
Mon cœur à la terre grave comme toi [ Lumière ] se donna,
À celle qui souffre, et maintes fois dans la nuit sacrée
Je lui fis le vœu (…) elle qui porte le destin
De l’aimer, fidèle et sans crainte, jusque dans la mort
Et de ne dédaigner un seul de ses mystères.
Ce furent alors dans les bosquets d’autres voix
Et tendres murmures des sources des monts.
Tes joies, terre ! non pas celles qu’en souriant
Tu tends aux faibles, mais souveraines, et chaudes,
Les vraies, qui de peine et d’amour mûrissent, —
Tu me les as toutes données, et chaque fois
Qu’assis sur une hauteur lointaine, étonné
Je méditais l’errance sacrée de la vie,
L’âme agitée de tes métamorphoses
Et pressentant mon destin propre,
L’Éther me baignait de son souffle comme toi
Pour y guérir ma poitrine blessée d’amour,
Et par magie allaient dans son abîme
Mes énigmes se résoudre… »
« Et mon cœur ouvert sans crainte
À la Terre grave se donna, comme toi [ Lumière ],
Au destin qu’elle porte ; dans ma jeune joie,
Pour lui vouer jusqu’à la fin de ma vie, Je la lui offris souvent aux heures de foi,
Nous liant ainsi du lien précieux de la mort.
Ce furent alors dans les bosquets d’autres voix
Et tendres murmures des sources de ses monts.
Tes joies, ô Terre ! les vraies, et chaudes et pleines,
Celles qui de peine mûrissent et d’amour,
Tu me les as toutes données. Et chaque fois
Qu’assis sur une hauteur tranquille, étonné
Je méditais l’errance changeante des hommes,
L’âme saisie de tes métamorphoses
Et pressentant moi aussi mon proche déclin,
L’Éther me baignait de son souffle comme toi
Pour y guérir ma poitrine blessée d’amour,
Et montaient, comme les fumées d’une flamme,
Dans le haut azur mes soucis se résoudre. »
Ces deux versions par endroits diffèrent, mais leur envers, leur signification, est peu ou prou la même. C’est un lien de mort qui lie le Familier à la Terre — autant dire : un lien de Terre. L’on ne se consacre à la Terre, l’on ne consacre sa vie à la Terre, qu’en lui donnant sa mort. Alors seulement s’instaure la confiance entre Mère et fils, alors s’ouvrent les sens à de nouvelles « voix », aux « tendres murmures des sources [des] monts », à de « vraies » joies, « chaudes et pleines », qui « de peine et d’amour mûrissent », et que peu connaissent. Et c’est d’un « souffle » d’amour que Père comme Mère entourent le fils pour le soulager de ses questions, soucis et souffrances, sur le seuil du désastre. Et cette promesse du retour, par la Terre, est une manière de « fête » :
« Ici haut, ici, où assez riche j’habite
Et joyeux et souverain auprès du cratère
Empli d’esprit jusqu’au bord, couronné
De fleurs qu’il a fait lever pour lui, et qu’en hospitalité m’offre l’Etna le Père.
Et quand l’orage souterrain s’éveille en fête
Et s’élance vers les nuées où siège
Son parent proche, le Dieu tonnant, et qu’il vole
À la joie d’en haut, mon cœur de même s’élève. »
Ce retour, c’est bien sûr la mort, et l’on sait à présent qu’il n’est qu’un seul élément avec « Empédocle » au moment même du suicide, et qu’une seule volonté, puisqu’« Empédocle » fait sienne celle de sa Mère :
« […] la puissance de la terre
Qui t’enleva, audacieux tué ! »
Et c’est lors un exact retour, la cloture du cercle des naissances et morts, qu’« Empédocle » vit en mourant :
« Ô Terre ! mon berceau ! »
D — L’Eau.
L’Eau paraît tenir une place particulière parmi les Puissances, supposions-nous. C’est qu’elle ne fait pas partie du tryptique élémental constitué par l’Éther, la Lumière et la Terre. Elle est bien pourtant une Puissance :
« […] le fleuve et son génie […] » ,
« […] ô Père Océan […] » ,
et qui, par-là même, touche au sacré, qui est elle-même sacrée — et sue et reconnue telle par le Familier, aussi jeune que celui-ci soit :
« Ô mon bon Charles ! C’est en l’un de ces beaux jours
Que nous étions ensemble sur les grèves du Neckar,
Heureux de voir les vagues battre le rivage
Et jouant à creuser des ruisseaux dans le sable…
Puis je levai les yeux : dans le soir miroitant
Le fleuve paraîssait. Une émotion sacrée
Me fit vibrer le cœur : soudain je ne ris plus,
Soudain, plus grave, je laissai nos jeux d’enfants
Et balbutiai, vibrant : il faut prier ! »
Il nous semble que cette Puissance présente de nombreux visages, plus nombreux, peut-être que les autres Éléments, mais qui passeraient, pour ainsi dire, inaperçus. L’Eau est la Discrète. Elle est pourtant partout présente. Maintes expressions et comparaisons aqueuses servent à dire les autres Éléments, ainsi :
« […] autour des grises
Nuées là-bas traînent des flammes rougeoyantes,
Annonciatrices, elles enflent sans bruit ;
Comme les flots sur la rive, elles montent
Changeantes, de plus en plus haut. »
Et que l’on dise : orage, et Hölderlin pense à l’Éther. Pourtant, le Tonnant jamais ne va sans la pluie, qui ensuite ruisselle au sol et grossit la rivière et le fleuve qui devient lors — ce qui apparaît au détour d’un vers :
« le Méandre avec mille ruisseaux » .
Nous venons de le voir : ce sont les « sources [des] monts » qui parlent à « Empédocle » après qu’il confie sa vie et sa mort à la Terre. C’est que la source tient une place non négligeable dans le parcours « empédocléen » :
« EMPÉDOCLE
Regarde ! tout près luit l’eau
D’une source ; elle est à nous aussi. Prends
Ton vase à boire, la courge creuse, que mon âme
Se revigore à ce breuvage.
PAUSANIAS, à la source.
Claire et fraîche
Et vive elle sourd de la terre sombre, Père ! »
Ici, la source apparaît comme une excroissance ou un produit de la Terre — sans que l’on puisse trancher assurément entre l’une ou l’autre interprétation pour le moment . Boire à la source a sur le Familier le même effet que le « souffle » de la Terre : cela, tout à la fois, soutient, fortifie et console l’âme avant l’épreuve de vie, l’épreuve de mort. Ainsi, la source sert, à un second degré mais fonctions identiques, de métaphore à « Empédocle » pour se désigner fortifiant les âmes des mortels :
« Oh ! par les sacrées fontaines
Où les eaux montant des veines de la terre
Se recueillent et
Par le jour brûlant
Où s’abreuvent les assoiffés ! en moi,
En moi, ô sources de vie, vous toutes
Des profondeurs du monde naguère
Vous affluiez et ils venaient
À moi, les assoiffés… »
Mais la source, c’est surtout un constituant, l’élément, la pièce de quelque chose de plus grand qui est aussi plus ancien et puissant qu’elle — ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de cette histoire. L’Eau croît sans cesse, elle devient toujours plus grande à mesure qu’elle coule :
« Couronnée des dons de l’amour, s’élance alors
La source, sous les bénédictions elle croît,
Devient fleuve, et l’écho des rives frémissantes
Chante dans les délices de la liberté
L’éloge digne de toi, ô Père Océan. »
L’Eau est croissance sacrée, elle seule devient, elle est maturation. Elle s’inscrit de ce fait plus que tout autre dans le temps, qui lui-même est manière d’Eau :
« Et le jeune homme, le fleuve, fuyait vers la plaine
Sombre et gai tel le cœur quand, sous le poids de sa beauté,
Pour en aimant périr
Dans les flots du temps il s’abîme. »
« Et le fleuve juvénile s’élançait vers la plaine,
triste et gai comme un cœur accablé par sa propre beauté
qui se jette dans le torrent du temps,
pour y périr en aimant. »
« Und der Jüngling, der Strom, fort in die Ebne zog,
Traurigfroh, wie das Herz, wenn es, sich selbst zu schön,
Liebend unterzugehen,
In die Fluten der Zeit sich wirft. »
Il est une histoire de l’Eau, et on la peut conter : l’enfant devient « jeune homme », la source ensuite devient torrent, rivière et fleuve qui dévale les monts . Et lors que Hölderlin nous dit le fleuve, il nous livre le secret de sa naissance :
« À sa mère la Terre
Et au Maître de la foudre, qui l’engendra. »
« […] plus noble des fleuves,
Celui qui naît libre, le Rhin […] »
L’on peut maintenant préciser : l’Eau est bien fille de la Terre et de l’Éther — ce qui fait du fleuve le frère du Familier, qui sont donc tous deux de libre naissance. L’on saisit mieux pourquoi le Familier tient une place particulière, en marge, parmi les hommes : il est celui qui naît libre, à l’image de l’Eau. Car la naissance du fleuve fut libre « jaillissement » :
« Ayant par la grâce d’une heureuse naissance
Jailli d’un sein sacré ! »
« Énigme, ce qui naît d’un jaillissement pur ! Et par
Le chant lui-même à peine dévoilée. Oui,
Tel que tu naquis tu perdures. »
Et le fleuve demeure ce qu’il fut à son commencement : « jaillissement pur », violence sacrée de la vie, qui à jamais reste « énigme », mystère incompris des hommes — et cela malgré la tentative des poètes pour le dire. Et en « jaillissement », le fleuve porte en lui son Père :
« […] de très loin la plaine entend
Le fleuve et son génie, et frissonnant
L’Esprit renaît au nombril de la terre. »
Et, tel l’orage, il est en sa jeunesse ce débordement violent, cette accroissement de vie, que nul sinon ses puissants pairs ne peut tenir :
« […] et si quelque puissance supérieure
Ne dompte son bondissement, le voici croître,
C’est l’éclair qui sillonne et déchire la terre, suivi
D’un fuyant cortège de forêts enchantées,
Parmi l’écroulement des monts. »
Mais si le fleuve naît « jaillissement pur » et le demeure, il change. Nous l’avons dit : l’Eau est croissance et maturation. L’Eau grandit, et en grandissant devient même et autre :
« Comme les flots sur la rive, […] montent
Changeantes, de plus en plus haut. »
La vie du fleuve est à la semblance de celle du Familier : à la fougueuse jeunesse succède une paisible et tranquille tristesse et « nostalgie » (« Sehnen ») qu’il faut bien occuper, tromper par de « guten Geschäfte » qui sont les soins qu’il prodigue à ses « enfants » :
« Et qu’il est beau de le voir,
Loin des montagnes abandonnées,
Goûter le repos d’un lent voyage
À travers les campagnes allemandes,
Lorsqu’il donne apaisement à sa nostalgie
Par des actes pleins d’efficace, le Bâtisseur
Du pays, le Rhin, le Père !
À ses enfants bien-aimés portant nourriture
Dans les cités qu’il a fondées. »
Dans cette période de sa vie, le fleuve se fait soutien. Mais les « nourritures » qu’il apporte ne sont pas seules matérielles et, telles les autres puissances, il suit et soutient aussi les âmes — à l’exemple, Hypérion :
« Ma tente se dresse au bord de l’Eurotas et, quand je m’éveille après minuit, j’entends le vieux dieu fleuve devant moi murmurer ses conseils […] » .
Mais la course n’est pas finie, et le fleuve ne peut se satisfaire de ce traître repos fait d’oubli, si utile soit-il. Car oui, il a oublié qui est en fait son Père, et ce pour quoi il est né : pour le rejoindre :
« Et tu oublies ton origine, ô fils
De l’Océan […] ?
Ne reconnais-tu pas les hérauts d’amour
Qu’envoie ton Père, ces brises, ces souffles de vie ?
Et ne te touche pas, lancée d’en haut
Par le Dieu vigilant, la claire parole ?
Mais elle vibre au fond de ton cœur, déjà l’émeut,
Comme autrefois jouant au creux des rochers,
Et il se lève, il lui souvient de sa force,
Lui, le puissant, et voici qu’il se hâte,
Le nonchalant, et qu’il se rit de ses chaînes,
Les prend, les brise, et dans sa fureur s’en joue
Et, brisées, les jette ici et là
Sur la rive tonnante, et à sa voix
De fils des dieux s’éveillent les monts en cercle,
S’émeuvent les forêts, ce héraut, le gouffre
L’entend de loin, et frissonnante
La joie renaît dans le sein de la terre.
[…]
Mais lui a pris la route des Immortels ;
Car nulle part n’est sa demeure
Que chez son Père aux bras qui le reçoivent. »
Au rappel, le fleuve se souvient : des parents qui ne sont seuls les siens — de sa naissance, la Terre fut le lieu, et l’Éther la manière —, et de son Père originel, l’Océan, qui l’attend et l’espère. L’Eau fait ici figure de liant universel, car toutes les puissances autour d’elle sont rassemblées, par naissance ou occasion — et ce rassemblement est fête. Le ressouvenir est temps de fête, car il est promesse du retournement natal, du retour au Père et sa demeure, qui seule est au fleuve sienne. Pourquoi avoir tardé ? c’est qu’il fallait d’abord cheminer. L’homme, lui, en plus de cela parfois craint ce retour :
« Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source ;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. »
Il en est pourtant qui savent leur lieu et le voudraient rejoindre :
« Souhaiterais-je être un des héros
Et que je puisse librement (…) le déclarer
Alors ce serait un héros de la mer. »
Il est frappant comme la destinée de l’Eau est semblable à celle du Familier : lui aussi souhaite ce retour aux dieux. Et comme le fleuve qui retourne à son Père se dissout dans l’Océan et vient le grandir encore, ce retour au dieux est une mort qui est une nouvelle vie :
« Périr ? Mais c’est
demeurer, pareil au fleuve enchaîné
Par le gel. »
Cette mort est vie, car ce n’est qu’un changement d’état, c’est âme et corps qui se dissolvent dans ce qui est plus grand et plus puissant qu’elle et lui : ainsi « Empédocle » et l’Etna son « Père ». L’Océan ne semble par ailleurs pas étranger au feu, faisant ainsi de l’Eau un curieux creuset où les Éléments une fois encore se retrouvent et se fondent :
« Mais dans sa profondeur
L’Océan sans un pli repose et brûle. »
*
IV — La vigne et la vallée, figures paradigmatiques du Divin.
Nous touchons à la fin de cette échelle des Puissances. Nous avons vu, à travers les manifestations de ces Puissances dans le monde, que toutes et chaque une ne sont aussi séparées, disctinctes, que notre programme aride le laissait supposer. Il existe, en plus de cela, certains lieux et moments privilégiés, chers à Hölderlin, car toutes les forces du divin s’y trouvent rassemblées — et propices en cela pour le Familier à une communion, à ce retour et « revoir sacré » que nous avons au fil des lectures précédentes esquissé. Ce sont des figures du divin à l’exemple. De ces lieux et moments, nous en avons choisi un seul , car il est aussi l’occasion de la définition de l’essence et place, dans la Nature, pour la Nature, du Familier sur le retour.
Ce lieu, c’est la vallée. Elle est le lieu qui somme toutes les puissances. Et en ce sens, ce lieu, la vallée, est l’ouverture même :
« Viens dans l’Ouvert, ami ! »
On la retrouve en de nombreux passages — à l’exemple :
« Dans tes vallées mon cœur s’est éveillé
À la vie, tes vagues ont joué autour de moi,
Et des collines gracieuses, ô voyageur !
Qui te connaissent, il ne m’en est pas d’étrangères.
L’air du ciel à leur cime bien des fois
A dénoué mes souffrances d’esclave ; et dans le val,
Comme la vie dans la coupe joyeuse,
Brillait la vague d’argent bleu.
Les sources des montagnes dévalaient vers toi,
Avec elles mon cœur, et tu nous emmenais
Vers la tranquille majesté du Rhin, vers ses
Villes en bas et ses îles bienheureuses. »
Voici comme on le pourrait représenter :
ÉTHER
LUMIÈRE
TERRE
EAU +/-
« Là-bas où sont les vagues du fleuve, si vives
Que celui qui passe au chemin leur jette un gai
Regard, là-bas, très haut, s’élèvent les
Monts aux contours paisibles et les vignes. »
Plus précisément, c’est la vallée, en automne, au crépuscule, c’est la vallée au moment des vendanges, et c’est d’abord pour les hommes temps de remerciement, de fête, et de célébration du sacré :
« Ainsi, encore une fois, j’aurai gravi la colline des grappes
Avant que la lumière ne descende aux lointains d’or.
Ah ! quelle aise est la mienne ! je tends avec fierté
(Comme si mes bras étreignaient l’infini) jusqu’aux nuages
Mes mains jointes, pour rendre grâce, avec une noble émotion,
À celui qui les crée, de m’avoir donné un cœur.
Pour partager l’heur des heureux, pour contempler le triomphe de l’automne,
Quand ils élèvent au-dessus d’eux la précieuse grappe avec
Une stupeur sereine, et qu’ils hésitent longtemps encore à confier
La baie brillante aux mains du pressureur — comme le vieillard
Ému sous ses boucles d’argent devant la vigne vendangée
Avec une joie pour le repas d’automne prend place parmi les petits
Et leur déclare, dans la surabondance de sa gratitude :
« Enfants ! tout est lié à la bénédiction du Maître ! »
[…]
Ô ma vallée ! ma vallée au pied de la Tek ! Je quitte
Ma montagne pour contempler dans la vallée les asiles de l’amitié. »
Et pour le Familier, ce lieu et moment prend une signification toute particulière, car il annonce le retour des dieux :
« Le jour d’automne dans sa plénitude est calme,
La grappe décantée, le verger rouge
De fruits, si déjà les gracieuses fleurs
Mainte est tombée remercier la terre.
Et dans les champs où sur le silencieux
Chemin je marche, des hommes satisfaits
Les biens sont mûrs, et mainte peine
Heureuse leur accorde la richesse.
Du haut du ciel douce à travers leurs arbres
La lumière contemple ceux qui oeuvrent,
Partageant la joie, car ce n’est par la seule main
Des hommes qu’il a pu croître, le fruit.
Et tu m’éclaires moi aussi, Dorée, et tu m’effleures,
Souffle, toi aussi, pour bénir, on dirait,
Comme autrefois ma joie, et sur mon cœur
Comme autour des heureux, tu viens errer ? »
C’est le temps du ressouvenir, qui est aussi espoir et promesse. C’est aussi, pour le Familier arrivé à ce point de son chemin, un temps nécessaire. C’est le temps, à l’image du crépuscule, où il faut :
« […] avec l’astre de la vie descendre !
» « Il te faudra toi aussi
Décliner, bel astre ! et le temps n’en est plus loin. »
C’est le temps du déclin, c’est le temps, littéralement, du désastre. C’est un temps qui approche et que le Familier anticipe. C’est un temps prophétique, c’est le temps du rêve :
« Au-dessus des mortels avec bonté vous bénissez,
Forces du ciel ! à chacun son domaine,
Oh ! bénissez le mien aussi, et que ne vienne
Trop tôt la Parque interrompre ce rêve ! »
C’est le temps du rêve, et le Familier souhaite ne pas mourir avant que ce temps proche mais à venir se réalise. Car ce temps doit être celui du don de soi :
« Oh ! donnez-vous à la nature avant qu’elle vous prenne ! »
C’est pourquoi le Familier prie les Parques de le laisser vivre pour qu’il puisse être et vouloir ce retour :
« Un seul, un seul été… Faites-m’en don, Toutes-Puissantes !
Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir,
Pour que mon cœur, de ce doux jeu rassasié,
Sache se résigner alors, et meure.
L’âme à qui fut déniée, vivante, sa part divine,
Cherche en vain le repos dans la ténèbre de l’Orcus.
Mais qu’un jour cette chose sainte en moi, ce cœur
De mon cœur, le Poème, ait trouvé naissance heureuse :
Béni soit ton accueil, ô silence du pays des ombres !
Vers toi je descendrai, les mains sans lyre et l’âme
Pourtant pleine de paix. Une fois, une seule,
J’aurai vécu pareil aux dieux. Et c’est assez. »
Car une dernière chose pour le poète reste à faire : chanter, car
« […] les poètes seuls fondent ce qui demeure […] » ,
chanter ce temps du ressouvenir, de la clarté revenue, du retour du corps, chanter d’un chant profond ce temps du retournement qui est aussi le dernier :
« […] les voici reconnues, les toutes
Vivantes, les puissances mêmes des dieux !
Tu voudrais les saisir ? Leur esprit souffle dans ce chant
Qui jaillit du soleil des jours et de la terre chaude,
Et des orages au haut des airs, et d’autres dans les abîmes
Du Temps plus longuement mûris, chargés d’un sens
Plus lourd, plus clair à notre cœur, qui suivent leur errante
Voie entre terre et ciel ou parmi les peuples.
Les pensées de l’Esprit unanime s’achèvent
En silence dans l’âme du poète,
Pour que cette âme, par elles brusquement
Frappée, et de l’Infini depuis longtemps connue,
frémisse de souvenirs et qu’au feu de l’éclair sacré, son fruit
Né dans l’amour, l’œuvre des hommes et des dieux, le
Chant trouve naissance
Heureuse, leur rendant un double témoignage. »
L’Œuvre du Poète, le Chant dernier — car le Familier sait cet « antique unisson », il sait qu’ici le temps de l’homme coïncide avec celui de la Nature, il sait que cet automne et ce crépuscule sont les siens :
« Ô désirs ! Enfants que vous êtes, et qui prétendez
Savoir ce qui peut se faire et se concevoir,
Et fous qui dites : Tu erres ! à la puissance
Qui est plus puissante que vous, mais c’est en vain,
Et rien, pas plus que les étoiles, ne retient
La vie qui poursuit sa course à l’achèvement. »
« Voici le jour de mon automne, et le fruit tombe
De lui-même. »
Et il sait, en fin, ce qu’il est, lui, le Familier : le fruit de la Nature, la vigne et le raisin. Et c’est là la raison de son Chant, dernier éclat, dernière lumière, la fleur avant le fruit :
« Je […] bois à vous,
À votre longue bienveillance ! vous mes Dieux !
Et à mon retour, Nature. Déjà
Tout change. Ô vous les Très-Bons ! et voici
Qu’avant ma venue vous êtes là ? et fleurir se doit
Avant de mûrir ! »
« Quand sur le vignoble s’enflamme
Et noir comme le charbon
Paraît, au temps
De l’automne, le vignoble, tandis que
Les tiges de la vie plus ardemment respirent
Dans les ombres de la vigne, Mais
Il est beau, l’âme,
De la déployer et la courte vie (…) »
Le Familier alors se rend compte de ses travers, de ses erreurs, et l’on comprend à présent le sens et la pertinence des métaphores usées pour signifier l’errance — en son double sens — de l’homme :
« J’avais grandi comme un cep de vigne sans tuteur, et mes sarments s’allongeaient au hasard sur le sol. »
« Follement nous errons. Comme la vigne vagabonde
Quand le tuteur se rompt qui la dirigeait vers le ciel,
Nous foisonnons au sol […] »
Ainsi finit ce jour, car le moment même de la mort, le moment du retour, est chose sacrée et secrète, et qui de ce fait est tue : toujours est passé sous silence dans les Empédocle l’épisode du saut dans l’Etna. Empédocle part et ne revient ; ses amis ne le trouvent plus, et comprennent. Alors, au lieu de pleurer, il se réjouissent, tout comme les puissances fêtent le retour de leur « préféré » :
« PAUSANIAS
L’astre ainsi est en fête
Pour descendre et les vallées
Ivres de sa lumière étincellent ?
PANTHÉA
Oui en fête il descend —
Ton préféré, Nature ! et grave,
Fidèle à toi, ta victime ! »
Car il n’est de raison que de se réjouir : c’est le moment où « l’inépuisable vérité » se fait jour, c’est le moment où apparaît au proche l’Ordre de la Nature :
« Ô toi, pensai-je, avec tes dieux, Nature ! moi qui ai rêvé jusqu’au bout le rêve des choses humaines, je dis que tu es seule vivante ; et tout ce que les âmes inquiètes ont inventé ou conquis fond comme perles de cire à la chaleur de tes flammes !
Depuis quand sint-ils privés de toi ? oh ! depuis quand leurs foules t’insultent-elles, toi et tes dieux, les vivants, les bienheureux taciturnes !
Les hommes tombent de toi comme fruits pourris. Absorbe-les, ils reviennent à tes racines. Que je puisse seulement, ô Arbre de vie, reverdir avec toi, entourer de mon souffle, dans une paix ardente, les mille bourgeons de ta couronne, car nous sommes tous issus de la même semence dorée !
Ô sources de la terre ! ô fleurs ! aigles, forêts, et toi, lumière fraternelle, notre amour est en même temps ancien et nouveau ! Nous sommes libres, et sans souci de nous ressembler extérieurement : comment les figures de la vie ne changeraient-elles pas ? Mais tous nous aimons l’Éther, et nos ressemblances profondes sont à l’intérieur.
Nous-mêmes, Diotima, nous ne sommes pas séparés, et pleurer sur toi serait le méconnaître. Nous sommes des notes vivantes, accordées dans ton concert, ô Nature ! Qui le romprait ? Qui diviserait les amants ?
Ô âme, âme ! Beauté du monde ! Toi l’indestructible, la fascinante, l’éternellement jeune : tu es. Qu’est-ce donc que la mort et tous les maux humains ? Que de paroles creuses ont inventé ces originaux ! Toute chose en fin de compte advient par désir, toute chose s’achève dans la paix.
Les dissonnances du monde sont comme les querelles des amants. La réconciliation habite la dispute, et tout ce qui a été séparé se rassemble.
Les artères qui partent du cœur y reviennent : tout n’est qu’une seule vie, brûlante, éternelle. »
« Encore une chose pourtant est
À dire. »
Épilogue — Bacchus et Nux.
« Encore une chose pourtant est / À dire […] », car l’histoire n’est pas encore terminée. Que devient Empédocle après qu’il s’est jeté dans le volcan ? Corps et âme dissouts dans le Feu, retournés aux Éléments, à la Nature — mais encore ? et après ?
« Laissez passer ce qui passe, les êtres ne passent que pour revenir, ne vieillissent que pour rajeunir, ne se séparent que pour s’unir plus étroitement, ne périssent que pour vivre d’une vie plus vivante ! »
« Toutefois, la perfection ne sera atteinte qu’en un lointain pays, […] celui du revoir et de l’éternelle jeunesse. Ici règne encore la pénombre. Mais ailleurs, sans doute, l’aurore sacrée se lèvera ; je ne puis y penser sans joie ; nous nous retrouverons tous, ce sera la grande réunion de tout ce qui aura été séparé. »
Après ? L’on n’en sait trop rien : c’est une affaire de foi, quoi qu’Hypérion et Mélite en disent. Une chose leur semble certaine : ce sera le temps du rassemblement, de la réunion, des retrouvailles tant attendues, ce sera le temps du mélange de ce qui était séparé. « Empédocle », en un moment de doute, à l’approche de la nuit, n’est plus sûr que d’une chose : c’est un grand changement qui vient :
« Je sens seulement, Ami, le déclin du jour !
Et l’obscurité me vient et le froid !
C’est le retour, ô cher ! non pas au repos,
[…]
non, autre est ce qui m’attend ! »
L’on ne sait la fin de l’histoire, cette chose « autre » au bout et début du chemin. N’en sait-on rien, vraiment ? Si l’on ne peut savoir la réalité de cette fin et commencement, le signifié, on en sait l’image et métaphore, le signifiant : la fin — moins comme terme que comme telos — du raisin, l’accomplissement de la grappe, c’est le vin :
« La grappe sur les feuilles fauves
Repose, espoir du vin,
Ainsi repose sur la joue
L’ombre du bijou d’or qui tremble
À l’oreille de la jeune fille. »
Et c’est alors un nouveau dieu qui naît de la vigne et du ciel :
« […] le fruit
De l’orage, l’être sacré, Bacchus. »
Bacchus est cette « autre » chose, dieu de mystère dont on ne sait que peu de choses, dont on ne sait que ce qu’en disent les poètes et leur chant de vérité :
« Il faut le dieu tonnant pour que le vin donne sa joie. […]
C’est pourquoi les poètes aussi chantent le dieu du vin, et leur louange
Vers cet antique dieu ne jaillit point d’une vaine et factice ferveur.
Oui leur parole est vraie : il est celui qui réconcilie
Le jour avec la nuit, guide éternel du chœur des astres alternés […] » .
« [Il] est celui qui réconcilie / Le jour avec la nuit, guide éternel du chœur des astres alternés » : qu’est-ce à dire ? Il nous semble ici toucher au côté obscur et caché de la Nature. Car avec le Vin vient la Nuit : qui dit Vin, dit Nuit. La Nuit est en effet la grande Absente : on ne la trouve qu’en de rares endroits chez Hölderlin. Voici le passage le plus frappant où celle-ci apparaît :
« Oh ! voici naître et frémir la brise aux feuilles extrêmes du bocage,
Regarde ! et le fantôme de notre univers, la lune,
Mystérieusement paraître ; et la fervente, la Nuit vient,
Peuplée d’étoiles, et tout indifférente à notre vie ;
La Donneuse d’émerveillements, l’Étrangère parmi les hommes
Aux cimes des monts là-bas s’éploie et brille dans sa mélancolique magnificence.
Ô miracle, ô faveur de la Nuit sublime ! Nul ne sait
La source, la grandeur des dons qu’un être reçoit d’elle.
C’est ainsi qu’elle meut le monde et l’âme des hommes chargée d’espérance,
Les sages même n’ont point l’intelligence de ses desseins, car tel
Est le vouloir du Dieu suprême qui t’aime de grand amour, et c’est pourquoi
Plus qu’elle encor le jour t’est cher où règne ta pensée.
[…]
et l’homme au cœur fidèle aime à plonger les yeux dans la nuit pure.
Qu’on lui dédie, ainsi qu’il sied, des chants et des couronnes !
Car elle est le trésor sacré des insensés et des morts,
Et perdure, elle-même éternel esprit pur de contrainte.
Mais qu’elle aussi […]
Qu’elle aussi nous donne l’oubli, qu’elle aussi nous donne l’ivresse
Sacrée et le jaillissement du verbe ! et qu’ainsi, comme des amants,
Yeux jamais clos, coupes à pleins bords, audace à vivre et sainte
Souvenance, nous traversions la nuit au comble de l’éveil. »
Le « chœur des astres alternés » : la Nuit et la Lune ne sont en effet pas sans semblance avec le Soleil et l’Éther :
« Le soleil, qui darde ses membres, et la lune douce […] » qui :
« Autour de la terre, […] tourne en cercle ses feux empruntés. »
Car, nous l’avons vu, l’Éther est aussi « celui qui meut l’univers » . Et si la Nuit elle aussi est « intelligence », elle a le défaut essentiel de n’être, pourrait-on dire, pensée lumineuse, au plein jour — c’est pourquoi elle est moins aimée du « Dieu suprême » que ne l’est le « jour ». Mais les similitudes s’arrêtent peu ou prou là, car la Nuit semble bien être la part obscure du Divin. La Nuit est Énigme. Elle est, au contraire de toutes les autres Puissances, qui sont au petit soin pour nous, « tout indifférente à notre vie » :
« …de la nuit déserte, aux yeux d’aveugle. »
Elle même ne semble pas avoir de relation ou société avec les autres Éléments : elle est l’« éternel esprit pur de contrainte ». La Lune, quant à elle, s’entoure de « myst[ère] », elle est « le fantôme de notre univers » : encore faut-il y croire. Là est, ce nous semble, la clef du mystère : il faut croire en la Nuit. Et bien peu y sont « fidèle[s] ». C’est pourquoi « Nul ne sait / La source, la grandeur des dons qu’un être reçoit d’elle. » Si la Nuit fait figure d’Absente, c’est parce qu’elle n’est chérie que d’une poignée d’élus — et quels « élus » ! La Nuit est seule « trésor sacré des insensés et des morts », les seuls hommes, mortels ou morts, « au cœur fidèle ». Parmi eux, entre eux — comment savoir où il se tient ? lui seul est peut-être l’insensé qui sait qu’il est déjà mort —, le Poète : lui seul la chante . « Lui seul » : car oui l’on est seul quand règne la Nuit. Pour Empédocle, vivre selon les Puissances, c’est déjà être seul, car c’est ne pas suivre la voie des hommes, c’est un « choix » de vie :
« Si, prenant appui sur ton cœur robuste,
Tu les contemples encore avec ferveur, en de purs exercices,
Ils seront là, tous, présents à tes côtés, au long de ta vie
Et Ils t’en accorderont d’autres, sans nombre. Seuls, Ils font croître
Toute chose en sa nature, selon la force donnée à chacune.
Mais si tu convoites les choses toujours nouvelles qu’on voit parmi les hommes,
Les misères innombrables qui émoussent le souci,
Vite, Ils te quitteront au retour du temps,
Avides de rejoindre leur race aimée.
Sache que tous ont leur sens et leur part de pensée. »
Oui l’on est seul quand règne la Nuit. C’est que le Poète n’y cherche ni n’y trouve les mêmes choses que durant le jour. Il veut et rencontre « oubli », « ivresse sacrée » et — c’est un Poète — « jaillissement sacré du verbe » : la nuit, le Poète est magnifique et, comme la Nuit, il « brille dans sa mélancolique magnificence ». La nuit est une manière de contrepoids, de contrepoint aussi, au Jour : c’est qu’il y a tant à maintenir : la « sainte / Souvenance » est faite d’oubli ; « l’ivresse / Sacrée » est nécessaire part de « l’audace de vivre » ; et si le Jour se passe à l’œuvre, la Nuit se passe « coupes pleins bords ». C’est Bacchus qui mène la danse et « guide » le pas : il rythme ces jours capitaux d’automnale et crépusculaire vallée : la nuit l’on boit ce qu’on récolte le jour. Bacchus est le véritable garant de l’équilibre entre hommes et Nature, il est le pont : c’est qu’il y a tant à maintenir, tant de penchants humains à tourner à la faveur de la Nuit — c’est qu’ils sont si loin et si proche du « comble de l’éveil » !
« Tout proche
et difficile à saisir, le dieu !
Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve. »
C’est pourquoi, à la Nuit et à Bacchus, aussi, il nous « faut être fidèle », étymologiquement : avoir la foi :
« Si ta foi [pistis], pour Eux que voici, n’avait matière où se fonder […] »
Car le retour se fait peut-être à leur faveur, et à celle de la Terre, « la ténébreuse » :
« Les fruits sont mûrs, baignés de feu, cuisant,
Et goûtés sur la terre ; une Loi veut
Que tout se glisse comme des serpents au cœur des choses,
Prophétique, rêvant sur
Les collines du ciel. Et il y a beaucoup
(Comme aux épaules une
Charge de bois bûché)
À maintenir. Mais perfides
Sont les sentiers. Oui, hors du droit chemein,
Comme des coursiers, s’emportent les Éléments
Captifs et les antiques
Lois de la Terre. Et sans cesse un désir vers ce qui n’est point
Lié s’élance. Il y a beaucoup
À maintenir. Il faut être fidèle.
Mais nous ne regarderons point devant nous, ni
Derrière, nous laissant bercer comme
Dans une tremblante barque de la mer. »
En guise de conclusion.
« … enchaînant une cime après l’autre / sans que ma parole suive un sentier unique. »
Ainsi se termine, ainsi commence, l’échelle des puissances que nous avons partialement tenté de construire. L’architecture d’ensemble en est simple, mais les ramifications au « bas » de l’échelle sont nombreuses. L’on pourrait la sommer ainsi : en haut et toute part, la Nature ; puis les Puissances élémentales et élémentaires : celles du côté « clair » (l’Éther, la Lumière, la Terre, l’Eau) et celles du côté « sombre » (la Nuit, le Vin et, à moindre degré ou en un certain sens et côté, la Terre) ; en fin, le Familier (qui semble être une manière de fruit du divin) et les autres hommes, qui vivent leur voie, séparés de la conscience du divin. Hölderlin parle bien peu de ces derniers, sinon pour dire leur erreur, l’erreur de leur choix de vie et de voie, qui ne mène pas à une vie vécue en harmonie avec la Nature : leur manquent fidélité et foi. L’on aurait certes pu parfois affiner l’analyse, mais c’eût été, ce nous semble, au détriment de cette vue d’ensemble que l’on a tenté de privilégier.
En corolle, nous avons pu toucher — avec « Empédocle » et, à un moindre degré, Hypérion — un thème et mouvement fondamental chez Hölderlin : celui fait de la trouvaille, de la séparation, et des retrouvailles. Il s’applique à maints couples : au Familier — nous l’avons vu — et ses dieux ; ou, comme en miroir, au Familier et la femme qui lui est proche (qu’elle se nomme Diotima, Mélite, Panthéa — Pan-Théa !—, ou Suzette Gontard) ; ou encore à l’homme et sa Patrie. Dans les textes de jeunesse de Hölderlin, l’on rencontre assez souvent l’émerveillement de la trouvaille, le moment, vécu comme sacré, de la découverte. Ce moment ne réapparaît que plus tard, et toujours à l’occasion d’un retour sur soi, à ce moment qui précède les retrouvailles et où le Familier se remémore avec nostalgie son premier contact conscient avec, par exemple, les Puissances. C’est un mouvement fort, fascinant et récurrent que celui-ci, qui pourrait être à lui seul le sujet d’une étude.
Cette étude porte sur Hölderlin. Si nous avons parfois cité Empédocle, ce n’est pas au premier chef parce que nous pensons qu’Empédocle peut éclairer la lecture de Hölderlin. Ce n’est pas exclu : nous pressentons surtout et étonnamment que l’inverse peut être vrai, mais nous nous garderons de l’affirmer ici : cela dépasse le cadre de ce modeste travail. Les grilles de lecture de ces deux poètes se recoupent, ainsi que nous l’avons dit sans l’expliquer, en au moins deux points : l’expérience du corps — inséparable d’une physique élémentale — et la poésie — inséparable de la manière dont cette élémentalité naturelle est ressentie et partagée : c’est le chant —, et pour cela, pour tant, Empédocle et Hölderlin ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. Toutefois, il nous semble que les préoccupations diffèrent : Empédocle est bien plus « physicien » qu’Hölderlin, chez qui l’intériorité et son dire priment. Il faut ajouter que, bien évidemment, ils ne sont pas de la même époque, et qu’Hölderlin rêve une Grèce et un « Empédocle » revisités, pour ainsi dire, par le romantisme de la première génération. Par ailleurs, en rien les Empédocle ne se veulent fidèles : Hölderlin ne fait que donner forme à un matériau historique. Cette étude ne s’est par ailleurs pas bornée aux Empédocle, et couvre une grande partie des écrits d’Hölderlin, à l’exception des essais, lettres et traductions. Une des raisons de ce geste est qu’Hölderlin n’est pas ce qu’on pourrait appeler : « logiquement consistant ». Une étude scrupuleuse pourrait être consacrée au seul relevé des incohérences et inconsistances de vues entre les différents textes et périodes. Nous n’en voyons pas l’intérêt. Car c’est là une part de l’essence de la poésie : la liberté d’auto-contradiction, qui n’est pas même vécue telle par le poète. Le fleuve a trois pères et deux mères : et bien ? — c’est pourtant écrit : et bien ? — c’est impossible : et bien ? Qu’on nous pardonne cette trivialité, mais l’on voit bien la stérilité de la glose. Ce fait particulier rend au contraire le poème plus riche encore. Et ce n’est d’ailleurs que chose normale : les perceptions et sentiments évoluent à mesure de la journée, de la saison, des heurs — bons ou mals — de la vie. Quoi qu’il en soit, ici phûsikè et poésie vont main dans la main : sérieux et jeu, science et saveur, se mêlent en d’uniques mélanges. C’est ce qui fait aussi toute la difficulté de la chose. Et si l’on doit dire le souci récurrent de ce travail, ce serait le suivant : tenter de savoir ce qu’entend Hölderlin.
Car il est un de ces poètes pour lesquels les mots veulent dire quelque chose : tel mot ne vaut pas tel autre. Et, croyons-nous, conformément au mot d’ordre (car il a bien cette apparence) de Hölderlin, « [i]l faut être fidèle […] » : non qu’il faille respecter à tout prix textes, périodes et organisation de ceux-ci — bien sûr il faut être, pour une part et littéralement, scrupuleux : compter avec des pierres —, mais cela veut surtout dire qu’il faut prendre Hölderlin au mot, qu’il faut croire aux mots, à tous les mots qui nous sont donnés et que l’on lit, car ils ont un sens.
Bien sûr, d’un côté comme de l’autre, du point de vue du lecteur et de la lecture comme du côté du poète et de son chant, il n’est pas qu’un « sentier unique », ni même deux voies, montantes et descendantes. La lecture de Hölderlin que nous proposons est nôtre, et ne saurait engager qui que ce fût. L’on aura par ailleurs remarqué la presqu’absence de références. C’est que, par goût ou pesée, nous n’avons chez d’autres trouvé choses, soit en rapport à notre sujet, soit d’intérêt. Les lectures françaises et philosophiques d’Hölderlin sont nombre. Mais presque toutes sont marquées, plus ou moins directement, du signe de Heidegger, qui reste encore à « digérer » — selon le mot, aucunement « intempestif », de Nietzsche —, et à qui d’aucuns sont encore, à raison ou à tort, (trop) attachés. D’autres études, qui n’ont pas même parfois qu’accessoirement trait à notre sujet, ont été de grande stimulation — à commencer par celle ayant pour titre : Niezsche, Hölderlin et la Grèce , que l’on ne saurait consulter sans profit, et à laquelle nous n’avons que peu ou pas emprunté du fait de l’optique de notre travail. En suite, bon nombre d’études n’ont plus raison d’être, du fait qu’elles sont centrées sur la prétendue période de prétendue « folie » de Hölderlin qui s’étale sur presque quarante ans — « folie » à laquelle, avec Pierre Bertaux , entre autres, nous ne croyons pas. Il nous est toutefois heureux de constater, au vu des publications, tant par leur nombre que par leur qualité, que l’intérêt porté à Hölderlin, et la justesse de celui-ci, par « philosophes » ou « littéraires » — c’est que ces deux qualités ne se rencontrent que rarement de pair chez un même auteur —, ne faiblit pas et au contraire va, ce nous semble, croissant. Il est heureux de le constater, car « [e]ncore [mainte] chose pourtant est / À dire », qui n’est pas vaine.
BIBLIOGRAPHIE
L’on trouvera ici l’ensemble des textes acquis et consultés. Tous n’ont pas de rapport direct avec le travail présenté, en particulier du fait de la restriction progressive des termes mêmes de cette étude à fin qu’elle entre dans le format d’un mémoire de maîtrise. Il est maints thèmes que l’on eût aimé aborder ici sans en avoir la place : on les trouvera en filigrane dans cette bibliographie.
Il faut noter qu’il n’existe pas de traduction intégrale de Hölderlin en Français : manquent pricipalement, et à tort, la majorité des poèmes de jeunesse — la sélection desquels n’est heureusement pas identique dans les différentes éditions accessibles au public français.
I — HÖLDERLIN
A — Sources primaires :
HÖLDERLIN Friedrich, Gesammelte Werke, 4 vol., Einleitung : Wilhem BÖHM, Eugen Diederichs, Iena, 1911.
HÖLDERLIN Friedrich, Gesammelte Werke, 3 vol., Einleintung & Auswahl seiner Briefe : Wilhem BÖHM, Eugen Diederichs, Iena und Leipzig, 1905.
HÖLDERLIN Friedrich, Werke in einem Band, Carl Hanser Verlag, München & Wien, 1990.
HÖLDERLIN Friedrich, Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », « nrf », Gallimard, Paris, 1967. Dir. Philippe JACCOTTET.
HÖLDERLIN Friedrich, La mort d’Empédocle — texte établi et traduit pour leur film par Danièle HUILLET et Jean-Marie STRAUB, Ombres, Toulouse, 1987.
HÖLDERLIN Friedrich, Poèmes (Gedichte), « Bilingue des Classiques étrangers », Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1949. Trad. & préface Geneviève BLANQUIS.
B — Sources secondaires :
BERTAUX Pierre, Hölderlin ou le temps d’un poète, « nrf », Gallimard, Paris, 1983.
BLANCHOT Maurice, « L’itinéraire de Hölderlin », in L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955.
COLLECTIF, Nietzsche, Hölderlin et la Grèce. Actes du colloque organisé par le Centre de Recherches d’Histoire des Idées à Nice, en février 1985, recueillis par Édouard GAÈDE, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, n°34, Les Belles Lettres, Paris, 1988.
COLLECTIF, Hölderlin, le temps des poètes, « détours d’écriture », Noël Blandin, Paris, 1991.
COLLECTIF, Hölderlin — Robert Desnos — Poésie du Portugal, « Europe, revue litttéraire mensuelle », no 851, mars 2000, Paris.
COURTINE Jean-François (dir.), Hölderlin, Éditions de l’Herne, n°57, Paris, 1989.
CRAYSSAC Marie, Études sur l’« Hypérion » d’Hölderlin, Thèse présentée à la Faculté des Lettres de l’Université de Nancy, M. Colin, Nancy, 1924.
DASTUR Françoise, Hölderlin. Le retournement natal. Tragédie et modernité & Nature et poésie, encre marine, La Versanne, 1997.
GUERNE Armel (prés.), Les romantiques allemands, « Bibliothèque européenne », Desclée de Brouwer, Paris, 1963.
HEIDEGGER Martin, Approche de Hölderlin, « tel », Gallimard, 1973.
Trad. Henry CORBIN, Michel DEGUY, François FÉDIER & Jean LAUNAY.
JASPERS Karl, Strindberg et Van Gogh, Hoelderlin et Swedenborg, « Philosophie étrangère », Les Éditions de Minuit, Paris, 1953.
Trad. Hélène NAEF. Préface Maurice BLANCHOT.
KOMMERELL Max, Le chemin poétique de Hölderlin, Aubier, Paris, 1989.
LÉONHARD Rudolf & ROVINI Robert, Hölderlin, « Poètes d’Aujourd’hui », Pierre Séghers, Paris, s.d.
MOSSÉ Fernand (dir.), ZINK Georges, GRAVIER Maurice, GRAPPIN Pierre, PLARD Henri & DAVID Claude, Histoire de la littérature allemande, Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1959.
SELDEN Camille, L’esprit moderne en Allemagne, Didier & Cie, Paris, 1869.
ZWEIG Stefan, Le combat avec le démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche, Pierre Belfond, Paris, 1983. Trad. Alzir HELLA.
C — Connexe :
SCHWAN Chrétien Frédéric, Dictionnaire abrégé et portatif Allemand-François…, Schwan & Götz, Mannheim, 1810.
II — EMPÉDOCLE
A — Sources primaires :
BOLLACK Jean, Empédocle, II — Les origines, édition et traduction des fragments et des témoignages, « Tel », Gallimard, Paris, 1992.
[DUMONT Jean-Paul,] Les écoles présocratiques, « folio/essais », Gallimard, Paris, 1991.
BATTISTINI Yves, Empédocle — légende et œuvre — Sur la Nature. Purifications., « La Salamandre », Imprimerie nationale Éditions, Paris, 1997.
B — Sources secondaires :
BOLLACK Jean, Empédocle I —Introduction à l’ancienne physique, « Tel », Gallimard, Paris, 1992.
Empédocle III — Les origines, commentaires 1 et 2, « Tel », Gallimard, Paris, 1992.
NIETZSCHE Friedrich, Les philosophes préplatoniciens, « polemos », Éditions de l’Éclat, s.l., 1994.
C — Connexe :
BROWNE Henry, Handbook of Homeric study, Browne & Nollan Limited, Dublin, 1905.
BURTON Rev. Edward, An introduction to the metres of the Greek tragedians, M.A. Nattali, London, 1841. 5e éd.
***
Notes en vrac...
GPO, « Chiron », p.785.
L’on ne veut pas nier par là les grandes différences qui toutefois exitent entre ces deux poètes — différences, comme points communs, dont on ne verra pas ici le détail.
E3, I, 3, p.577.
L’on retrouve l’éveil en ce passage encore plus bref : « […] Oh, ce temps ! / Ces délices de l’amour quand mon âme, / Comme Endymion, éveillée par les Dieux / De sa somnolence d’enfant, s’ouvrit / Et vivante vous connut, ô vous les toujours / Jeunes, grands Génies de la vie […] » (E2, I, 2, p.552).
E1, I, 1, p. 468. « Ein furchtbar allverwandelnd Wesen ist in ihm. »
Paul ÉLUARD, Donner à voir, « nrf », Gallimard, Paris, 1939.
E1, II, 4, p.528.
E1, I, 4, p.480 ; I, 5, p.485 ; E2, I, 3, p.553.
E1, p.528.
E1, I, 4, p.479.
EF, p.585, plan du quatrième acte.
E1, II, 8, p.537.
AEP, « Le Génie de l’Audace », p.11.
E1, I, 5, p. 485.
E2, fin de l’acte deuxième, p.562. « o heilig All ! / Lebendiges ! inniges ! »
E1, II, 4, p.529.
EF, p.583.
GPPI, « Comme au jour du repos », p.583.
E1, I, 4, p. 480 (trad. Robert ROVINI pour les trois versions d’Empédocle).
Car c’est en effet de tout son corps, d’une expérience totale, que l’on peut seulement connaître et reconnaître :
« Allons, Pausanias ! regarde de tous tes sens comment apparaît chaque chose,
sans accorder, puisque tu as la vision, plus de confiance < à tes yeux > qu’à l’ouïe
ni à l’ouïe riche de bruits plus qu’aux évidences goûtées par la langue.
À aucun des autres organes, autant qu’un passage par eux s’ouvre à la connaissance,
ne refuse ta foi : connais selon son apparaître chaque chose. »
(fr. 3, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p. 65).
Fr. 115, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.113. Empédocle se croit ainsi prisonnier d’une façon de cercle dynamique élémental des réincarnations à fin d’expier ses fautes. Nous soulignons.
E3, I, 3, p. 575.
E1, I, 4, p. 480. Nous soulignons.
E2, I, 3, p. 553.
E1, I, 3, p.478.
E2, I,3, p.552.
E3, I, 2, p.566.
E1, I, 4, p.482.
E1, II, 4,p.523.
GPE, « Le pain et le vin », 6., p.812.
E1, I, 3, p.478
E1, I, 4, p.480.
GPPI, « Comme au jour du repos », p.583.
E1, I, 5, p.485.
Par ailleurs, l’on ne peut vraiment trancher quant au poids du « pressentir », par rapport au « voir » par exemple, dans cette « découverte » de la Grande Nature. Nous avons dit que connaître la Grande Nature relève des choses du corps, d’un sentir et pressentir. Nous avons dit, aussi, le « voir » autre et autrement du Familier, qui la voit et donc la sait telle qu’elle est en vérité. Il ne faut pas voir là, comme ailleurs, de paradoxe : nous n’avons ici que faire de la logique. Le voir aussi est une façon du sentir, et quelle logique mettre dans les choses du corps ? Question de perspective, ici encore. Et chose du poème. Gardons plutôt en mémoire ce mot pénétrant de poète : « Do I contradict myself ? / Very well then I contradict myself, / (I am large, I contain multitudes.) » : Walt WHITMAN, Leaves of Grass, « Song of myself ».
E1, I, 4, p.482.
E2, I, 3, p.552.
AEP, « Le Génie de l’Audace », p.11.
E2, fin de l’acte deuxième, p.562.
GPPI, « Comme au jour du repos… », p.834.
Fr. 28, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.81.
Fr. 47 (B 13), BOLLACK, Empédocle, II, p.23.
E2, I, 3, p.552.
H, II, 2, p.258.
E1, I, 3, p. 478.
E1, II, 4, p.523.
Fr. 501 (B 59), BOLLACK, Empédocle, II, pp.180-181.
BOLLACK, Empédocle, III, p.418.
GPO, « Cours de la vie » (« Lebenslauf »), p.774.
E3, I, 2, p.566.
EP, « Mon domaine » (« Mein Eigentum »), p.462.
E1, I, 5, pp.484-485. Nous soulignons. Ici, Empédocle vise et s’adresse à la « male clique » d’Hermocrate le prêtre.
E3, I, 2, p.566. Nous soulignons. Empédocle décrit ici le voisinage de l’Etna sur lequel lui et Pausanias, exilés, demeurent.
EP, « Mon domaine » (« Mein Eigentum »), p.462. Là, le poète trouve réconfort dans son propre chant, cet « amical asile », et dans son « domaine » d’où « l’Instable » est banni, favorisant par là même la création poétique.
Car l’on ne saurait lire ce mot au sens radical de : être dans l’erreur.
Fr. 7, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.65.
Fr. 6, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.65.
« Notes et commentaires », 6-7, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.134.
Fr. 22, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.75.
Fr. 450 (B 71), BOLLACK, Empédocle, II, p.161.
GPE, « L’errant », p.802.
E2, I, 3, pp.552-553.
E3, I, 2, p.566.
GPÉ, « Ménon pleurant Diotima », 4, p.796.
GPO, « Chiron », p.785.
AEP, « Au Génie de l’Audace », p.11.
E3, I, 1, p.563.
GPH, « Le Rhin », p.850.
Fr. 384 (cf. B 149), BOLLACK, Empédocle, II, p.125.
Pour Empédocle, ce sont bien plutôt tous les éléments qui sont, par arrangement, géniteurs de toutes choses : il n’est pas de préférence ni d’affection :
« Ce sont les éléments : tout ce qui fut, tout ce qui est et sera
germe par eux, arbres, hommes et femmes,
les bêtes, les oiseaux et les poissons nourris de l’onde,
et les dieux à la longue vie, comblés d’honneurs.
Les mêmes, ce sont les éléments : bondissant les uns au travers des autres
ils deviennent des fomes diffentes. Tant le mélange entre eux crée de permutations ! »
(Fr. 21, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.75).
E1, I, 4, p.480.
All. : « heilend ». La référence à l’eau n’apparaît qu’à la traduction.
Terre.
E2, I, 3, p.553.
C’est toute l’histoire d’« Empédocle », qui, rapidement dit, à la suite d’un « blasphème », « perd » ses dieux et tente de se les attacher à nouveau : « […] Être seul / Et sans Dieux, voilà la mort » (E2, I, 3, p.555).
E2, I, 3, p.552.
E1, I, 3, pp.477-478.
E1, II, 4, p.524.
GPO, « Larmes », p.786.
En ce sens, l’on pourrait dire que l’amour est, entre autres, ce qui lie l’homme au dieu et le dieu à l’homme — se rapprochant quelque peu ainsi d’Empédocle :
« … Amour liant. »
(Fr. 402 (B 19), BOLLACK, Empédocle, II, p.131).
« Ainsi toute chose a sa part de souffle [pnoiès] et de senteurs. » (Fr.556 (B 102), BOLLACK, Empédocle, II, p.209.)
E1, II, 4, p.525.
HP, « À l’Éther », p.107.
HP, « À l’Éther », p.107.
E3, I, 2, p.566.
HP, « À l’Éther », p.107.
E1, II, 3, p.511.
Il faut aussi lire ce mot, Geist, avec tout ce qu’il a de connoté en Allemand, à l’époque —et garder « à l’esprit » que Hölderlin et Hegel étaient amis. Même si l’on peut penser, à la lettre, et avec Pierre BERTAUX : « Et l’ami de Hegel, Hölderlin, suggérait que le Geist, l’équivalent du spiritus latin, du pneuma grec — le Geist, c’est du vent. » (Pierre BERTAUX, « Hölderlin et Nietzsche étaent-ils des malades mentaux ? », in COLLECTIF, Nietzsche, Hölderlin et la Grèce, p.13.)
E3, I, 3, p.578.
GPH, « Grèce », troisième version, p.917.
GPO, « L’aède aveugle », p.783.
E2, I, 3, p.555.
HP, « À l’Éther », p.107.
HP, « À l’Éther », p.107.
HPB, « Les dieux », p.177.
HPB, « Die Götter », p.176.
E1, I, 5, p.485.
E3, I, 2, p.566.
Fr. 337 (B 41), BOLLACK, Empédocle, II, p.113.
GPO, « L’aède aveugle », p.782-783. Nous soulignons.
D’où, en partie, le regret de l’aède aveugle qui pleure cet éden perdu.
GPO, « Chiron », p.783.
E2, I, 2, p.552. Hölderlin souligne.
E1, II, 4, pp. 523-524. Nous soulignons.
EP, « Mon Domaine », p.463. Nous soulignons.
EP, « Mon Domaine », p.462. Nous soulignons.
E2, I, 2, p.552.
GPO, « Chiron », p.784. Nous soulignons.
E1, II, 3, p.511.
E1, I, 4, pp.479-480. Nous soulignons.
Gardons cette métaphore en mémoire.
E1, II, 4, pp. 523-524.
E1, I, 3, p.478. Nous soulignons.
GPBA, p.941. Nous soulignons.
E1, I, 4, p.480.
E1, II, 4, p.523.
E2, Fin de l’acte deuxième, p.558.
E3, I, 2, p.566.
E2, I, 2, p.549.
E3, I, 3, p.578.
L’Éther, et non, on le remarque, le Soleil — et ce serait bien l’Éther, ici, qui dispense la « lumière », car l’on ne saurait voir en la « source du ciel », le Soleil. À moins de voir cette « source du ciel » comme une simple métaphore (elle « abreuve de lumière»), et de considérer, le cas échéant, que tous deux, Éther et Soleil, sont Pères. Toutefois, nous ne le ferons pas — même si c’est ici probablement le cas —, eu égard à la récurrence du seul couple Éther-Terre.
Fr. 77-78, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.95.
Il n’est pas sans rappeler Ouranos et Gaia…
GPÉ, « Retour », 1, p.815.
GPPI, « Le coin du Hahrdt », p.832.
Fr. 224 (B 54), BOLLACK, Empédocle, II, p.87. Jean Bollack commente ainsi : « Après que l’éther eut suivi ses propres voies dans le tourbillon des cendant, il descend dans la terre sous l’amour de l’autre. Il faut, en effet, de l’air dans la terre-mère pour que pousssent les arbres et le reste. […] Dans le monde sans Tartare d’Empédocle, l’éther pousse vers la terre elle-même et vers le centre. Sa fonction est de lier l’extrémité au milieu et, en nourrissant par ses racines, d’unir le Ciel à la Terre. » (BOLLACK, Empédocle, III, pp.226-227.)
GPPI, « Comme au jour du repos… », p.834.
E2, I, 2, p.549.
E3, I, 3, p.579.
E1, II, 4, p.523.
GPO, « Chiron », p.785.
GPPI, « Comme au jour du repos… », p.834.
EP, « Empédocle », p.457.
E1, II, 3, p.511.
GPÉ, « Le Pain et le Vin », 3, p.809.
Fr. 226 (B 52), BOLLACK, Empédocle, II, p.89.
E3, I, 2, pp.570-571. Il est frappant que ce soit l’une des seules occurrences de la Nuit, qui n’est pas fondamentalement présente chez Hölderlin. L’on peut par exemple voir en ce passage, comme en d’autres, une figuration de la dualité du monde, de l’homme, des dieux, des choses, en lesquels « Nuit » et « Éther », ombre et lumière, coexistent. L’on s’en expliquera plus tard (cf. Épilogue — Bacchus et Nux).
GPÉ, « Le Pain et le Vin », 3, p.809. Hölderlin souligne.
E1, II, 3, p.511.
E1, I, 1, p.470.
E1, I, 4, p.480. Nous soulignons.
E2, I, 3, p.553. Hölderlin souligne.
E3, I, 1, p.563.
EP, « Empédocle », p.457.
H, II, 1, p.238.
GPO, « Ganymède », p.791.
E1, II, 4, p.523.
AEP, « Les miens », p.5.
EP, « Au matin », p.458.
GPPI, « L’Archipel », p.825.
E1, II, 3, p.510.
Ainsi, pour Empédocle, la mer est « sueur de la terre » (fr. 394 (B 55), BOLLACK, Empédocle, II, p.127).
E2, I, 2, p.549.
E1, II, 4, p.523.
EP, « Heidelberg », p.459.
HPB, « Heidelberg », p.175.
GPH, « Le Rhin », p.850.
GPH, « Le Rhin », p.850.
GPH, « Le Rhin », p.851.
GPH, « Le Rhin », p.850.
GPO, « Ganymède », p.791.
GPH, « Le Rhin », p.851.
EP, « Au matin », p.458.
GPH, « Le Rhin », p.851.
H, II, 1, p.232.
GPO, « Le fleuve enchaîné », p.790. Bien sûr, l’image est celle du fleuve lors pris dans la glace qui se rompt au printemps, libérant le fleuve de ses chaînes, qui continue sa course vers la mer.
GPH, « Souvenir », p.876.
GPHE, « Colomb », p.907.
E1, II, 5, p.533.
GPHE, « Grèce », première version, p.916.
E1, II, 4, p.524.
Nous en avons choisi un seul, mais ces lieux et moments privilégiés sont nombre, que ce soient entre autres l’Archipel, l’île après la pluie, l’aurore, les autres saisons (les « Dernières années » : 1807-1843, par exemple, ne regroupent pas moins de cinq poèmes sur le printemps, quatre sur l’été, cinq sur l’hiver).
GPÉ, « La promenade à la campagne », p.803.
EP, « Le Neckar », pp.459-460. Nous soulignons.
DAP, « Quand s’épanche du ciel… », p.1023.
AEP, « La Tek », pp.7-8. Nous soulignons.
EP, « Mon domaine », pp.461-462-463.
E1, II, 4, p.524.
E1, I, 1, p.468. Panthéa à propos d’« Empédocle ».
EP, « Mon domaine », pp.461-462-463.
E1, II, 4, p.522.
HP, « Aux Parques », p.109. Hölderlin souligne. Nous surlignons.
GPH, « Souvenir », p.876.
GPPI, « Comme au jour du repos… », pp.834-835.
E1, II, 4, p.525. Nous soulignons.
E1, II, 4, p.522.
E1, II, 3, p.510. Nous soulignons.
GPPF, fr.50, pp.929-930.
H, I, 1, p.141.
HP, « À l’Éther », p.108.
E2, fin de l’acte deuxième, p.562.
E1, II, 8, p.538.
H, II, 2, pp.272-273.
GPHE, « À la Madone », p.892.
H, Fragment Thalia, p.129.
H, Fragment Thalia, p.129.
E2, I, 3, p.551. Nous soulignons.
GPHE, « La grappe », p.886.
GPPI, « Comme au jour du repos… », p.835. Chez Empédocle, le vin, qui n’a plus grand’chose de divin, est issu d’un mélange différent :
« Le vin : depuis la sève par l’effet dans le bois de la putréfaction de l’eau. »
(Fr. 81, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.95), ou, ainsi que le traduit Jean Bollack (fr. 595 (B 81), BOLLACK, Empédocle, II, p.227) :
« L’eau de la sève, pourrie dans le bois, tourne en vin. »
GPÉ, « Le pain et le vin », p.812. Hölderlin souligne.
GPÉ, « Le pain et le vin », 1-2, pp.808-809. Nous soulignons.
Fr. 360 (B 40), BOLLACK, Empédocle, II, p.117.
Fr. 368 (B 45), BOLLACK, Empédocle, II, p.118.
E1, II, 3, p.511.
Fr. 344 (B 49), BOLLACK, Empédocle, II, p.115.
Et l’on peut bien compter Ommar Khayyam au nombre de ceux-ci.
Fr. 699 (B 110), BOLLACK, Empédocle, II, p.263.
GPH, « Patmos », p.867.
Fr. 450 (B 71), BOLLACK, empédocle, II, p.161.
GPPI, « Les fruits sont mûrs… », pp.831-832. Hölderlin souligne.
Fr. 24, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.77.
Et s’il est un autre trait qui distingue Hölderlin d’Empédocle, c’est bien l’absence de femme chez ce dernier.
C’est bien évidemment faux : il a, sommairement, deux pères et une mère (cf. III, D). Ineptie pour l’exemple.
Cf. Bibliographie.
Pierre BERTAUX, « Hölderlin et Nietzsche étaent-ils des malades mentaux ? », in COLLECTIF, Nietzsche, Hölderlin et la Grèce.
NICOLAS CODRON
(2002)
SOMMAIRE
Abréviations des œuvres en note
Notes pour la lecture
En guise d’introduction : le Familier et l’Échelle : Hölderlin et la perspective
Esquisse d’une topo-chronographie des éléments chez Hölderlin
I — La « Grande Nature »
En guise de transition : l’« antique unisson »
II — Les « forces errantes du divin »
III — Le divin envisagé dans le monde
A — L’Éther
B — La Lumière
C — La Terre
D — L’Eau
IV — La vigne et la vallée, figures paradigmatiques du Divin
Épilogue — Bacchus et Nux
En guise de conclusion
Tableau récapitulatif partiel : l’Échelle
Bibliographie
ABRÉVIATIONS DES ŒUVRES EN NOTE
Dans les notes de bas de page, l’on trouvera, par commodité, les œuvres de Hölderlin ainsi référencées :
AEP — Années d’études (1784-1793), poèmes.
HP — Période d’Hypérion (1794-1798), poèmes.
H — Hypérion ou l’ermite en Grèce.
EP — Période d’Empédocle (1798-1800), poèmes.
E1 — La mort d’Empédocle, 1e version.
E2 — La mort d’Empédocle, 2e version.
E3 — La mort d’Empédocle, 3e version.
EF — Période d’Empédocle, Le plan de Francfort.
GPO — Périodes des grands poèmes (1800-1806), odes.
GPÉ — Périodes des grands poèmes (1800-1806), élégies.
GPPI — Périodes des grands poèmes (1800-1806), poèmes isolés.
GPH — Périodes des grands poèmes (1800-1806), hymnes.
GPHE — Périodes des grands poèmes (1800-1806), hymnes en esquisse.
GPPF — Périodes des grands poèmes (1800-1806), plans et fragments.
GPBA — Périodes des grands poèmes (1800-1806), En bleu adorable.
DAP — Dernières années (1807-1843), poèmes.
La pagination référentielle, sauf indication contraire, correspond à celle de :
HÖLDERLIN Friedrich, Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », « nrf », Gallimard, Paris, 1967. Dir. Philippe JACCOTTET.
L’on a, à l’occasion, fait référence à :
HPB — HÖLDERLIN Friedrich, Poèmes (Gedichte), « Bilingue des Classiques étrangers », Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1949. Trad. & préface Geneviève BLANQUIS.
Les citations correspondantes en Allemand sont issues de : HÖLDERLIN Friedrich, Werke in einem Band, Carl Hanser Verlag, München & Wien, 1990. La pagination ne sera pas donnée.
L’on trouvera en bibliographie le détail des références des livres cités.
NOTES POUR LA LECTURE
L’on fera remarquer que l’usage des majuscules en Français — pour des mots tels que : Nature, Familier, Forces, etc. — est, la plupart du temps, arbitraire. Et ce pour la simple raison qu’il est en Allemand des majuscules à chaque nom.
« Empédocle » désigne le personnage des pièces de Hölderlin. L’Empédocle « historique » sera écrit sans guillemets.
[…] désigne les coupes ou modifications orthographiques faites par nous dans les citations.
(…) désigne un blanc dans le texte même de Hölderlin (texte inachevé).
Les citations seront, à fin de clarté et pour faciliter, le cas échéant, leur recherche ultérieure, le plus souvent isolées du texte principal.
L’on trouvera en fin de volume un « tableau récapitulatif partiel : l’Échelle », manière de squelette de l’étude sous forme de citations organisées.
ESQUISSE D’UNE TOPO-CHRONOGRAPHIE DES ÉLÉMENTS
CHEZ HÖLDERLIN.
En guise d’introduction :
Le Familier et l’Échelle :
Hölderlin et la perspective.
« Et changent pourtant les jours, et il vous vient / À les observer, fastes et néfastes, une douleur, / À être ainsi de forme double, et le mieux, / Il n’est personne qui le connaisse en rien […] »
Claire et obscure est une même chose chez Hölderlin. Tout est question de perspective intime et de manière de voir. Regarder l’obscur et voir clair, c’est là le privilège du Familier. Regarder la surface et voir les profondeurs et couches de sous et sus la surface, c’est là le don de quelques uns. Don divin, l’on n’en doute. Que d’aucuns pressentent un arrangement propre à cette « Nature » qui nous entoure, amie-ennemie cette nature, où les contraires se côtoient et où pourtant parfois le même combat le même, où tout semble fou, flou et pourtant parfait, c’est dire le soupçon porté sur cette Nature où semble poindre quelque ordre secret celé à l’homme. Pressentir est une chose, connaître et reconnaître en est une autre, et ces quelques uns, ces Familiers, le peuvent faire.
Empédocle, selon Hölderlin, était de ces familiers de la Nature. Il n’est pas innocent qu’Hölderlin choisit précisément Empédocle comme matière — matière informe, puisque l’origine des Empédocle est une vie de Diogène — pour en fait le façonner à sa mesure, à la manière d’un personnage conceptuel. Car nous pensons qu’Hölderlin est, lui aussi, de ces familiers, de ces « physiciens », et qu’il est bien plus de semblances et répondances, de ce seul fait, entre nos deux Familiers que d’aucuns veulent bien l’affirmer . Car ce sont des expériences du corps, manières de sentir le Divin dans ces choses qui nous entourent, et convictions intimes d’une présence cachée dans l’évidence de la Physique, que ces lignes, fragments ou livres, nous donnent à voir, de part et d’autre.
Et que voit-on, chez Hölderlin, à y regarder de plus près, c'est-à-dire de plus loin, en cette grande image ? On s’étonne de trouver une formidable échelle paroxystique des êtres et puissances. Qu’est-ce à dire ? Cette échelle est d’abord trace d’un nommer, histoire en laquelle les visages des choses précèdent le don du nom : c’est l’histoire d’un éveil, d’un émerveillement que suit, progressive, la prise de conscience, vécue comme subie, de l’existence de choses autres et plus grandes, de la présence de puissances qui nous dépassent — et avec l’âge et le chant se dévoile la face des dieux :
« J’ignorais, encore enfant, ce monde étranger
Qui devant mes yeux s’agitait au jour,
Et ses formes grandioses enveloppaient
De prodiges, de figures radieuses
Mon cœur innocent assoupi dans ma poitrine.
Et j’écoutais émerveillé courir les eaux
Et je voyais le soleil éclore et la terre
Au repos s’y embraser d’un jour de jeunesse.
Alors un chant me naissait, une prière en poème
Où mon cœur montait des ombres à la lumière
En donnant leur nom à ces Étrangers
Présents autour de moi, les Dieux de la Nature,
Et laissant l’Esprit se fondre en mot, en image,
Résoudre dans leur bonheur l’énigme de la vie. »
Ces lignes sont la seule place où Hölderlin nous laisse entrevoir, d’un survol somme toute rapide, ce moment capital. Ailleurs, nulle trace de ce commencement, de cette mise en « mot » et « image » de la dé-couverte des « Dieux de la Nature ». Qu’en conclure ? Une réticence à dire ce moment qui façonne et dirige une vie (« Da ward in mir Gesang ») ? à mettre en mots et images pour d’autres cette expérience, ce virage existentiel littéralement radical, dont soi fut un temps et à jamais le seul témoin ? Peut-être : la raison d’être, motivation et justification des Empédocle évolue considérablement d’une version à l’autre, d’une tentative d’explication du suicide par l’expiation d’une perte et faute, à un curieux bilan de vie de soi (Empédocle) à soi (Manès). Peut-être, car c’était peut-être là l’occasion de le faire. Peut-être, car cette version troisièmepeut-être devait-elle rester inachevée (tout comme les autres, d’ailleurs — mais cela non plus n’est pas innocent, car c’est souligner l’irrelevance des premières versions au regard de la troisième) et échapper à la publication du vivant d’Hölderlin. Peut-être, car cela peut-être relève-t-il au fond d’une impuissance de la pensée (cette mise en mots et images seconde) à transcrire cette expérience du corps s’éveillant aux « Fremdlinge » — corps pris et sur-pris par ces Divins celés, inconnus, autres et étranges — corps en lequel l’« Esprit » (« Geist », encore) décide de souffler — corps que le Divin fait sien, dont le Divin fait sa bouche. Et impuissance, peut-être, car lors de ce récit d’un souvenir, ce n’est plus le Divin qui parle, mais bien l’homme, cette petite chose mortelle, muette et aveugle — d’où cet inachèvement d’une œuvre inévitablement littéralement imparfaite.
C’est en somme un moment de soi à soi, en lequel les mots peinent à prendre ampleur — ou se font volontairement rares, peut-être à fin de masquer cette impuissance de l’homme-poète rappelant soi à soi — pour transcrire le souvenir d’enfance de cette prise de conscience, de cette illumination (« Mein dämmernd Herz »), illumination de soi qui se fait et voit clair, et illumination de ces visages merveilleux et familiers qui se font connaître.
Laissons le moment du ressouvenir pour s’attacher au moment qui est l’objet de ce ressouvenir, au moment de la mise à jour. C’est le moment d’une nouvelle aurore. En ce moment, les Puissances se présentent au Familier, elles se font immédiates : d’étrangères et re-présentées (« Et j’écoutais émerveillé courir les eaux / Et je voyais le soleil éclore et la terre / Au repos s’y embraser d’un jour de jeunesse. »), elles déclinent leur identité et font de leurs représentants leur présence même : dès lors ces fleuves sont l’Eau ; dès lors ces vallées sont la Terre ; tous ces moments du jour, la Lumière ; vents, cieux, tempêtes et éclairs, l’Éther. C’est une nouvelle aurore, car une lumière neuve frappe toutes choses. Car tout prend alors sens aux yeux de celui qui à présent sait.
« Terrible, un être l’habite, qui tout métamorphose. »
Et se déroule alors sous ses yeux, ces yeux ouverts et investis par l’Esprit, cette échelle des choses et puissances. Qu’est-elle, cette échelle ? Que contient-elle ? En quel ordre et sous quelle tutelle ?
Il nous faut ici préciser qu’en nulle part cette échelle n’est dite ou décrite. Elle nous est donnée — nous tentons de la lire — en cette grande image de l’œuvre de Hölderlin. C’est en somme une mise en forme et ordre de ce qui est épars et parfois pas même dit, que nous tentons ici. Il faut toutefois se garder de prendre pour dit ce qu’on trouve en ces pages, car Hölderlin, à l’instar d’Empédocle, ne se laisse réduire, orienter, figer — et cela fort heureusement. Ce n’est qu’un possible, une ébauche, une esquisse, qui est proposé ici, car ces lignes entre lesquelles nous tentons de lire, sont d’abord Chant et Poème.
*
Esquisse d’une topo-chronographie
des éléments chez Hölderlin.
« […] refléter et voir, vertus d’éternité. Voir c’est recevoir, refléter c’est donner à voir. »
Une échelle, qu’est-ce à dire ? Nous avons dit : échelle des choses et puissances. Cette échelle est — cela ne fera plus de doute plus tard — bien moins chronique que topique. En ce sens que l’espace contient le temps, tout le temps. En ce sens, aussi, que l’espace a tout le temps. Et que ce temps de l’espace semble avoir une manière de courbure particulière, et qui n’est pas la nôtre, celle des mortels. Il est fait d’éternité de commencements et de fins.
Il est temps de tenter de dire ce qu’est cette échelle topique. Nous pouvons, à fin schématique, distinguer, séparer — bien qu’ils ne le soient pas en fait — deux degrés et niveaux principaux, en lesquels les règles d’organisation (tout univers obéit à des règles : tout kosmos a ses logoï) diffèrent sensiblement. Ce sont différents degrés et niveaux de réalité, qui toutefois ne sont pas plus ou moins réels : ils existent également. L’Éther et ce coup de tonnerre existent également, dans la même dimension. Ce sont bien plutôt des degrés et niveaux de clarté de conscience et de sentir : tout s’organise perspectivement. Ainsi, les « mortels » ne vivent pas dans un monde moins « réel » que celui du Familier : il faut bien comprendre qu’ils évoluent dans le même monde, dans la même nature, autours des mêmes objets et êtres. Et pourtant, leurs visions d’un même monde sont radicalement différentes. Car en chaque chose le Familier trace le Divin, qui s’est à un moment révélé à lui. La Nature n’aime pas, à proprement parler, à se cacher : la Grande Nature choisit ceux à qui elle se montre telle. Et le non-initié ne peut y voir goutte. Le Familier reconnaît, où ne semble être que ce qui goutte, coule, tonne, bruit, bouge et vit, ce qui fait advenir à l’être et persévérer dans leur être toutes choses. Il voit ces quelques Éléments, où le disparate semble régner. Et il voit — car il sait — cette Grande Nature à la fois une et multiple, c'est-à-dire : complexe, étymologiquement tissée ensemble — là où le mortel ne voit qu’un agrégat censément insensé. Mais s’il en est ainsi, si le Divin choisit bien ceux à qui il se fait savoir, une question se pose : pourquoi le Prophète ? pourquoi le Poète ? Si chacun, si le mortel et le Familier voient ce qu’ils peuvent, et cela suivant le bon vouloir des Dieux, pourquoi faut-il que le Familier soit, en manière de chaînon manquant, de relais, de porte-parole, celui donne à voir ce qu’il voit, pourquoi faut-il qu’il soit Poète ? Pourquoi faut-il qu’il y ait ce contre-don-ci au don divin ? Il n’est probablement pas de réponse ferme à cela. Jeu ou sérieux, l’on sait seulement que :
« C’est d’hommes, souvent, que la Nature divine
Se sert pour se révéler divine, et alors
Leur race à la quête acharnée la reconnaît. »
La Nature une et multiple, qu’est-ce à dire ? Il est temps d’entrer plus en détail en cette échelle. Nous l’avons dite : échelle paroxystique des êtres et puissances. Il nous faut à présent éclairer ce nom. Nous avons pris le parti de dire et construire cette échelle du plus « grand » au plus « petit », de la « Grande Nature » au fruit étymologiquement atomique de celle-ci. C’est un choix, mais il faut toujours garder en mémoire que la création poétique de cet univers par Hölderlin s’est faite, nous le croyons, par le bas. Tout commence par les petites choses. La véritable racine de cette échelle, c’est bien plutôt le détail, l’anecdotique, voire l’anodin, vu comme une merveille. Et c’est à partir de cela que l’échelle grandit, que les maillons et liens se font. Cela, bien sûr, dit en quelques mots, mais qu’il faut garder à l’esprit lors que l’on entre dans cette échelle et ordre somme toute arbitraires.
Cette échelle, voici, sommairement, comme elle pourrait s’inventer. Tout en haut, et en toute part, il y a ce que Hölderlin nomme la « Grande Nature » (I). Au sein de cette Grande Nature, l’on trouve les « Puissances éternelles » (II) qui, de concert, sont cette Grande Nature. Elles en sont les parties et n’en diffèrent pas, mais elles ne sont pas semblables : chacune (III) a son visage, évidemment polymorphe, son domaine, ses propriétés. Voilà ce qu’on pourrait nommer : le Divin dans le Monde (Mais en est-il hors de celui-ci ? Nous ne le pensons pas.). Il est ensuite des manières de figures paroxystiques paradigmatiques de ce Divin, de cette Grande Nature. Paroxysme et paradigme, au sens où ce sont des places et lieux en lesquels Hölderlin a pu sentir au plus haut point cet « antique unisson » du Divin et de ses éléments. Et ce à des moments, du jour, de l’année, où la présence des puissances semble se faire plus manifeste que jamais. Et ce sont nécessairement des temps et lieux privilégiés : ce sont autant de scènes d’expériences intimes et fortes, et avant tout de recueillement de soi à soi et de communion entre la Nature et les hommes. Il nous semble qu’un tel lieu et temps se détache dans l’œuvre de Hölderlin : c’est celui de la vallée, en automne, c’est celui des vendanges (IV) . Et c’est en cette place et moment que l’on trouve le dernière degré de cette échelle, le fruit de cet édifice : la vigne et le raisin, dont l’image et reflet est l’homme en retour — c’est réellement là la fin et le commencement du cycle.
À fin de cerner un peu mieux ces degrés de l’échelle, ces lieux en cette cartographie, nous avons recensé et mis en ordre ce qui a trait à cette Nature, à ces puissances, à ces places et pièces. C’est en suite que s’est dessinée cette carte divine, que nous tentons ici de « donner à voir ».
*
I — La « Grande Nature ».
C’est sans doute l’expression la plus justement utilisée par Hölderlin, ce nous semble, pour nommer ce Tout mondain qui regroupe dans l’unité qu’il est, la diversité des puissances élémentaires. L’on ne pourra guère disconvenir de la justesse de cette expression pour nommer cette autre architecture : celle d’Empédocle. Il n’est peut-être pas innocent que les seules occurrences de ce terme chez Hölderlin se trouvent précisément dans son Empédocle .
Il faut noter ce point remarquable : il nous semble que toutes les appellations de cette « Grande Nature » que l’on déclinera en suite, ces qualificatifs et épithètes, sont autant d’intuitions et de regards jetés sur cette Nature à travers les différentes faces d’un même prisme : ce sont les facettes d’un même visage — comme en ce roman d’Aragon, La mise à mort — où le principe de non-contradiction ne s’applique pas. Les perspectives changent, mais non pas l’objet en vue. Et à chaque fois que l’on jette un regard sur cet objet, il nous semble le voir sous un jour nouveau, et lui découvrir de nouvelles qualités, de nouveaux attributs. Cette remarque ne s’applique bien évidemment pas seulement à cette Nature, et c’est par ailleurs à cette Nature qu’elle s’appliquerait le moins pertinemment, du fait même qu’elle est une somme de divers où tout s’accorde, où les tensions se résolvent, ainsi qu’en fin d’une ligne harmonique pour atteindre à nouveau le thème.
La « Grande Nature » est le « Divin ». Hölderlin n’hésite pas à accoler les deux termes en cette manière de pléonasme de « Nature divine » . Nous touchons là, ce nous semble, à un point délicat : qu’est-ce que Hölderlin entend par « Divin » ?
« Comme toi familier de ce qu’il est au monde
De divin […] »
Nous pencherions pour une théognose négative : le Divin semble être tout ce que l’homme n’est pas (immortel, intangible, pur, puissant, harmonieux, etc.) :
« […] la Nature infinie […]» ,
« […] la présence du Pur,
De l’Intangible […] » .
Manière de définition en filigrane et creux, semble-t-il. Certes, et cela est d’autant plus cohérent que s’y superpose, plus ou moins nettement selon les périodes, l’image du Dieu chrétien. Toutefois, là n’est pas vraiment le plus surprenant. Nous lisons plutôt cette « göttliche Natur » comme un paradoxe et oxymore duquel on apprend beaucoup. La Nature est d’ordinaire étymologiquement évidente, c'est-à-dire ce qui se voit, se laisse et donne à voir sans complexe. À l’opposé, on entend par « Divin », entre autres et en général, une main (actif) ou œil (passif) secret, celé aux sens (invisible, intangible, inimaginable), origine ou arrangeur de toute chose. Apposer ces deux termes, qu’est-ce à dire ? C’est peut-être dire qu’il y a manière de voir l’apparence comme un gouffre où le sens investit la chose. C’est peut-être manière de dire que la Nature est plus que ce qu’elle semble, mais qu’elle n’est en rien autre que ce qu’elle donne à voir. Nous ne pensons pas qu’Hölderlin veuille signifier par là qu’il est une seconde Nature, cachée à nos yeux, différente de celle que nous voyons, située — manière de dire — dans un autre Monde, parallèle et séparé du nôtre. Et pourtant, nous pouvons dire, d’une certaine façon, que tout cela est exact : que nous ne la voyons telle qu’elle est, qu’il en est une autre, que nous en sommes séparés, qu’elle nous est étrangère. Elle est tout cela, au yeux du Familier écoutant les autres hommes en parler. Car celui-là, à qui elle s’est en fait donnée, regarde la même Nature que les autres — les mêmes fleuves, le même soleil — mais il ne voit pas la même chose :
« Et gravement, la Nature éternelle
Se tenait transparente devant lui » .
C’est cette image qu’il faut garder : le Familier voit de son œil et âme éveillés, comme cousues de fil blanc, les correspondances intimes de la Nature, il voit cette
« Grande Nature pressentie au loin » ,
« groß[e] ferngeahndet[e] Natur ».
Il perçoit ses cor-respondances, en effet, car cette « Nature divine » est ce
« Grand Tout sacré !
Vie jaillissante ! accord intime ! » .
Belle et difficile traduction de ce qui eût pu être chanté en Grec — to pan et to en ont grande postérité. La Grande Nature est celle-là qui englobe et comprend tout, Grand Tout elle-même, où n’est nul reste, origine et source des choses en son sein, début sans fin, vive en toute choses, connue et pourtant inconnue d’elles — peut-être oubliée :
« Et toi, oubli ! ô réconciliateur ! »
Mais l’oubli est affaire d’un autre temps. Pour l’heure, l’on pourrait nommer cette Grande Nature d’un autre nom : Concorde, littéralement : ensemble le même cœur. Car il est en effet un :
« […] grand accord avec tout ce qui vit […] » .
Que l’on se rappelle « Empédocle » se rappelant le moment avant son éveil, lors encore enfant : déjà il s’étonnait, s’émerveillait de ces « prodiges », « figures radieuses » et « formes grandioses » que la Nature lui donnait à voir : c’est là ce que l’on peut appeler la respondance des corps à l’harmonie de la Nature, la mise en résonance physique — et non pas seulement acoustique — des parts naturelles du Tout, et mise en évidence du lien indissoluble, « pressenti » alors par « Empédocle », qui unit les choses du kosmos. Que l’on ne s’étonne alors que l’émerveillement ne s’éteigne avec la prise de conscience de ce Tout, et qu’il suive et poursuive Hölderlin sa vie durant :
« […] sa magique omniprésence,
Belle divinement, puissante la Nature ! »
L’on ne peut en croire ses yeux, l’on ne peut en croire son corps — voilà ce qui transpire à travers tous ces mots de Hölderlin : la Nature est partout, et en toute part tellement belle, si magnifiquement arrangée — que c’en est incroyable, que cela n’a rien qui semble à l’humain, — que c’en doit être magique, que c’en doit être divin. Nous avons appelé la Nature : Concorde. Et c’est bien ce qui fascine Hölderlin : cette « magique omniprésence », cette chose partout présente, cette harmonie en toute part, cet ajustement et accord si bel et parfait. Ici — ici, mais la question est sous-tendue depuis le début —l’on se demande quelles sont les parts de cet accord, quelles en sont les notes, quelle en est la clef. Autant la métaphore organique, corporelle, est à rejeter — l’on comprendra bien assez tôt pourquoi —, autant la métaphore musicale est pertinente à souhait — ne serait-ce que parce que Hölderlin en use. Et c’est par ce biais que nous entrons la Nature, qu’aussi nous entrons dans la Nature, que nous passons au deuxième degré de l’échelle et de l’architecture naturelle et divine : aux Éléments de et dans la Nature.
*
En guise de transition :
l’«antique unisson ».
Mais avant cela, pour pouvoir passer l’échelon, nous devons nous attacher au liant de ce mélange. Ce liant passant, c’est une expression d’Hölderlin, la plus juste, la plus cinglante, et aussi, croyons-nous, la plus belle, qui décrive — ou tente de décrire — cette harmonie essentielle de la Nature. Que l’on nous permette cette double citation :
« Könnt ich’s noch einmal vor die Seele rufen,
Daß mir die stumme, todesöde Brust
Von deinen Tönen allen wiederklänge !
Bin ich es noch ? o Leben ! und rauschten sie mir,
All deine geflügelten Melodien, und hört
Ich deinen alten Einklang, große Natur ? »
« Puissé-je une fois, une seule, à mon âme les [rappeler
Pour que, muet et de mort dévasté, mon sein
Recommence de toutes tes voix à vibrer !
Le suis-je encore ? ô Vie ! est-ce en moi que [sonnaient
Toutes tes mélodies ailées, l’ai-je entendu,
Ton antique unisson, Grande Nature ? »
Nous ne nous étendrons pas sur le contexte, qui est celui, nous en sommes convaincu, de toute l’œuvre de Hölderlin : celui d’une perte et d’un désir — perte et désir, puiqu’étymologiquement, désirer, c’est éprouver le manque d’une étoile. Ici précisément (E1, I, 4), « Empédocle » éprouve la perte de sa familiarité avec la Nature — mais ne serait-ce plutôt cette perte qui l’éprouve ? ne serait-ce plutôt la Nature qui, imposant la perte, l’éprouve ?— et le violent désir des retrouvailles. On l’aura compris : c’est de la perte de son propre corps dont « Empédocle » fait l’expérience : il ne sent plus ce qu’il sentait, il ne voit plus ce qu’il voyait, il est « muet » — il ne l’entend plus cet « antique unisson » de la « Grande Nature ».
Empédocle aussi, à sa manière, éprouve perte et désir du Divin et de l’« unisson ». que l’on me permette de citer ce long passage :
« Il est un oracle de la Nécessité, des dieux de l’antique décret,
éternel, scellé par de vastes serments :
s’il en est un qui, en des égarements, par un crime a souillé ses propres mains,
et celui qui, par haine, a failli, a prononcé un faux serment,
ceux-là, démons à qui le sort a donné en partage un temps très long de vie,
pendant trois fois dix mille saisons loin des Bienheureux doivent errer,
naissant, au cours du temps, sous toutes formes diverses de créatures mortelles,
échangeant tour à tour leurs pénibles routes d’existence :
ainsi la puissance de l’éther les chasse vers le large
et la haute mer les recrache sur le sol de la terre, et [terre] dans les rayons
du soleil étincelant ; lui, les projette aux tourbillons de l’éther.
Chaque élément les reçoit d’un autre, et ils encourent la haine de tous.
Et moi aussi maintenant je suis l’un d’eux, exilé du divin séjour, un errant,
De Discorde furieuse l’Obédient. »
Qu’est-ce que l’unisson ? C’est le moment où les voix s’accordent pour ne plus former qu’un son. Que cet unisson soit vieux, ancien, antique, il faut peut-être l’entendre ainsi : qu’il excède mémoire d’homme, qu’il touche à l’immémorial, qu’il ne se laisse — littéralement — com-prendre par l’histoire, sous quelque forme qu’elle soit.
« La voix qui m’appelle, c’est celle que j’écoute. »
Il est tellement d’adresses et de vocatifs chez Hölderlin. C’est chose capitale : il n’est ni discours ni écoute possibles s’ils ne sont adressés. L’on ne peut parler, l’on ne peut s’entendre, si l’on ne sait à qui l’on s’adresse. Il est deux occurrence de l’« antique unisson » (E1, I, 4, p. 480 et E2, I, 3, p. 553). Les deux versions présentent une différence majeure, outre réarrangements et coupures :
« […] ô puissé-je dire ce qu’ils furent,
Les nommer — ce branle et ce travail de ton génie, ces forces
Souveraines dont j’étais le pair, ô Nature !
Puissé-je une fois, une seule, à mon âme les rappeler
Pour que, muet et de mort dévasté, mon sein
Recommence des toutes tes voix à vibrer !
Le suis-je encore ? ô Vie ! est-ce en moi que sonnaient
Toutes tes mélodies ailées, l’ai-je entendu,
Ton antique unisson, Grande Nature ? »
« […] encore une fois je voudrais
Rappeler dans mon âme
Ce branle de ton génie, ces forces
Souveraines dont j’étais le pair, ô Nature,
Pour que, muet et de mort dévasté, mon sein
Recommence de toutes tes voix à vibrer,
Le suis-je encore ? ô Vie ! est-ce en moi que sonnaient
Toutes tes mélodies ailées, l’ai-je entendu,
Ton antique unisson, Grande Nature ? »
Ce qui s’est perdu, d’une version à la suivante — et nous ne spéculerons pas sur la raison de cette perte et abandon—, c’est la prise de conscience de la perte des noms, en ce sens que ces noms aimés ne sont plus siens : « Empédocle » ne sait plus (comment) les dire. Et ce qui se perd avec la mémoire-usage du nom, c’est la possibilité de l’adresse. L’adresse est impossible, on l’aura compris, parce qu’« Empédocle » en est incapable. Avec le retrait des noms (c’est ainsi que cet épisode est vécu : la Nature se retire et l’abandonne), vient le mutisme et la surdité — c’est la perte du corps dont nous avons parlé— et le souhait du retour. Avec cette perte vient le souhait du retour du nom, du retour des voix, du retour du chant.
Mais ces voix qui sont un chant, quelles sont-elles ? Et quels visages mettre sur ces paroles sans mots ?
*
II — « Les forces errantes du Divin ».
Avec cette perte vient le souhait du retour de ces « forces / Souveraines dont [Empédocle] étai[t] le pair ». Voilà le deuxième échelon de l’échelle. Force est de constater la multitude des noms et visages qui leur sont donnés. Ce sont sans doute autant de bribes, lâchées et laissées par nos Familiers, forcément non exhaustives, qui sont autant de qualités et particularités de ces « forces », qui nous sont autant d’indices à fin de tenter de les (re)constituer telles. Il faut aussi remarquer, même si cela semble aller de soi, qu’elles sont plus qu’une. L’on quitte, pour ainsi dire, l’unité qu’est la Nature pour plonger dans la pluralité de ces Forces. Y a-t-il perte, « éparpillement », chute ? Nous ne le pensons pas — et à vrai dire n’en pouvons dire plus pour le moment sans nous avancer. Lors, qu’en pouvons nous dire ?
Ces Forces ont nombre de qualités en commun avec la Grande Nature. Nous ne nous occuperons, pour le moment, que des qualificatifs et épithètes qui leur sont attachés : ce qu’elles sont nous intéressera bien tôt. L’on ne s’étonnera pas de retrouver les mots utilisés déjà pour la Nature. Ce sont des
« Puissances éternelles » ,
« Immortels » ,
« éléments sacrés » ,
« puissances pures » ,
« nobles forces » ,
« immortelles Présences » .
Nous retrouvons en effet, entre autres, pureté et immortalité, éternité— ou plutôt : permanence —, et présence comme attributs essentiels du Divin, du Sacré. Nous ne reviendrons pas sur ce point. Nous l’avons dit : ces Forces sont la Nature.
Ceci dit — et sans paradoxe aucun —, elles en diffèrent. Écoutons comme Hölderlin les nomme. Ce sont les « éléments » — « die heil’g[e] Elemente ». Élémentales et élémentaires, telles sont ces Forces. C’est en ce sens qu’elles sont la Nature et en sont séparées. Elles sont et font part et parties de la Nature. Elles sont en effet :
« Puissances éternelles » et
« forces souveraines » .
Au détour de ces phrases surgit la notion d’espace et de territoire. Les mots qui nous intéressent ici sont : Puissances souveraines. Tentons de traduire. La puissance s’exerce. Toute puissance a son domaine d’exercice. La puissance est souveraine en son domaine. C’est en ce sens qu’apparaît, avec les puissances plurielles, l’espace. Car tant qu’il est une Nature en toutes parts, il n’est qu’elle : la part n’existe pas, puisque rien n’est hors Nature. Dire qu’il y a espace, c’est bien sûr dire qu’il y a étendue, mais c’est aussi dire le proche, le moins proche, le lointain. Or la Nature n’est pas même proche à elle-même, tant qu’il n’y a qu’elle : elle est partout elle-même et en elle-même : distance et espace s’abolissent. Le rendu est cette « magique omniprésence » de cette Grande Nature que nomme Hölderlin. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’elle est à la fois ubique et atopique. Au contraire des puissances, qui auront chaque une leur territoire où elles s’exercent. C’est dire aussi qu’il y aura aux puissances, et à chaque puissance aussi, manières de s’exercer. Mais l’heure n’est pas encore à les distinguer.
Ce sont également :
« […] tous les messagers
De la Grande Nature pressentie au loin » ,
« […] den Boten allen
Der großen ferngeahndeten Natur ».
Les Éléments annoncent la Grande Nature. C’est en ce sens que l’on peut dire qu’ils sont un pas plus proche de l’homme que la Grande Nature ne l’est : la Nature est plus « loin » (« fern »). Ils sont avant-coureurs, mais ne la « précèdent » pas. Dans toute relation épistolaire, il est un expéditeur, un expédié, un porteur, et un destinataire. Les Forces sont ici les porteuses et détentrices du message, dont l’expéditrice n’est pas même connue, puisqu’elle est « pressentie ». La Grande Nature est en ce sens inconnue et connue, car, toute « pressentie » qu’elle est , elle est reconnue avant même qu’elle n’ait décliné son identité (pré-sentie) par le Familier. L’on peut aussi lire ces vers autrement. Les Puissances confirment par le message qu’elles portent, le pressentiment lointain du Familier. C’est en ce sens, peut-être, que l’on peut les dire : anges — étymologiquement : messagers. Il est en effet quelque chose d’angélique en elles. Elles annoncent le Tout-Un qu’est la Nature. Et par leur nature même de messager, d’ange, elles sont le garant de l’être-là de la Grande Nature, qui ne se manifesterait pas elle-même, en personne. Les Puissances existent, elles portent le message de la Grande Nature, donc la Grande Nature existe. C’est la réalité de celle-ci qui se trouve garantie par les messagers et le message qu’ils portent, comme par contagion. Ici médiate, la Grande Nature n’en est pas moins manifeste, par la manifestation même des Puissances.
L’on peut encore préciser quelque peu cette « manifestation » et les qualités des Forces sans entrer dans le détail des Éléments. L’on a dit ces Éléments « éternels », « immortels », à l’instar de la Nature. Hölderlin insiste ailleurs sur une manière de cette permanence :
« Puissances pures, jeunes à jamais »
« […] ô vous les toujours
Jeunes, grands Génies de la vie […] »
C’est peut-être bien peu en apparence, mais la différence est là, qui distingue une fois encore. Si la Nature est « éternelle » et sans âge, les Éléments sont les « reinen immerjugendlichen Mächte », « die Immerjungendlichen », jeunes toujours et à jamais. Ils ne vieillissent pas, et font jeune figure. L’on ne sait s’ils sont nés un jour — et cela n’a au fond que peu d’importance. Cela tient peut-être simplement à l’intuition que la Nature est plus ancienne que les Puissances, qui feraient en ce sens « jeune figure » à côté de l’antique Nature. C’est en ce sens aussi que la Nature est au sommet de l’échelle : c’est la primitive, première, une qui tout contient. D’autre part, l’on ne peut justifier cette jeunesse exclusive des Éléments par le fait qu’ils seraient plus « vivants » que la Nature. Ce serait oublier que la Nature est « Vie jaillissante » . Il nous semble plutôt qu’avec les Éléments, c’est le temps qui apparaît. Déjà, il faut du temps pour que les Puissances s’exercent. L’espace aussi, le territoire, c’est du temps. Avec la Grande Nature, il n’est ni temps ni espace, car l’on est dans l’indifférencié, dans l’indifférenciation : la Nature ne fait pas la différence. C’est avec les Puissances que l’on entre dans la pluralité, l’espace, le temps. C’est en fait avec les Éléments que l’on entre dans le monde tel que nous le vivons. Il n’est rien hors du Divin, de la Nature — mais en ce sens, le Divin est hors de tout, hors du tout, donc hors de lui-même, excepté du monde. Encore un paradoxe à prendre comme tel ? Non pas, la solution est déjà là : rien n’échappe en fait et effet au Divin, car les Puissances — nous l’avons dit — sont la Nature, même si elles en diffèrent. C’est en ce sens que le temps et l’espace sont aussi de et dans la Nature :
« […] celle qui est plus vieille que le Temps, […]
La Nature ! »
La Nature n’excepte rien : elle est en un sens une manière du Sphaïros d’Empédocle :
« Mais il est, oui, partout identique à lui-même et partout sans limites,
Sphaïros à l’orbe pur, en cercle solitaire, qui exulte. »
« Et rien dans le tout n’est vide, rien non plus n’est de trop. »
La Nature n’excepte rien : ce serait oublier l’« antique unisson » dont nous avons quelque peu précisé la nature.
« [Ô] vous les toujours / Jeunes, grands Génies de la vie […] » ,
citions-nous. Il est temps de s’attarder quelque peu sur ce nom que l’on étonne presque de trouver ici : « Génies », « Des Lebens große Genien », que nous retrouvons ailleurs :
« […] bienheureux génies […] »
« […] les génies du monde […]»
« […] ô Génies de la Nature / Et de ses métamorphoses […] » .
Nom que l’on s’étonne de trouver en ces pages et usage, étant donnés les emplois qu’en font aussi bien Kant que Hegel, que Platon. Pourtant, que ces Génies nomment les Puissances, les Éléments, il ne fait aucun doute. Il est une occurrence de l’équivalent de ce terme chez Empédocle :
« Quand le démon au démon [δαιμονι δαιμων] se fut plus largement mêlé,
Ils tombaient l’un sur l’autre, comme Ils se trouvaient chacun,
Et d’autres, outre Ceux-là, sortirent en foule, joints. »
Jean Bollack commente ainsi : « Les forces qui s’allient ne peuvent être que les éléments [et non l’Amour et la Haine]. Ils ne portent pas de nom ici, parce qu’ils s’accouplent indifféremment. Ce sont des dieux anonymes (δαιμονεs), parce qu’ils se confondent : concentrés et manifestes, ils reçoivent le nom des dieux […] » . Le daimôn chez Empédocle, c’est l’élément générique, le divin non nommé. Et, si l’on excepte les différences de statut des éléments chez l’un et l’autre, ce sont précisément ceux que l’on tente de définir chez Hölderlin.
Ce sont les Génies vivants, Génies du monde et de la vie, ceux qui, étymologiquement (genialis), donnent naissance à la vie, qui la permettent et en sont l’origine. Ce sont les « Génies de la Nature / Et de ses métamorphoses ». L’Allemand est plus précis : « o ihr Genien der wandelnden / Natur » : ce sont les Génies de cette Nature polymorphe, ceux par qui la Nature a toutes ces formes, ceux par qui la Nature change de forme, ceux par qui ces multiples formes sont au même instant, simultanément : ce sont, croyons-nous, les formes mêmes que prend la Nature. En ce sens, ces Génies élémentaux et élémentaires sont l’incarnation et l’acte total de la Nature comme métamorphe en puissance. Ils réalisent et épuisent le métamorphisme de la Nature, en prenant à chaque instant toutes les formes que la Nature peut prendre. Inutile d’insister sur le fait que le nombre de ces formes et configurations naturelles est infini : la Nature, via ses Éléments, est la diversité à la limite : pas une chose de la Nature n’est pareille à une autre chose de la Nature. L’on voit qu’en précisant la nature des Éléments, c’est la nature de la Nature que nous précisons du même geste : la Nature est une et infiniment diverse. C’est peut-être en ce sens qu’il faut entendre cet autre nom des Puissances :
« […] dieux du ciel,
[…] ô mainteneurs du monde […] » ,
« […] ihr Himmlischen, ihr Alleserhaltenden […] ».
Les « Génies du monde » en sont les « mainteneurs », ils conservent tout ce qui est, tel qu’il est : ils donnent naissance à la vie et à sa diversité, et font qu’elle dure. Dire qu’ils font que la vie soit vivante et diverse n’est pas un pléonasme, car il ne va pas de soi que ce qui naît ne meure, ni que le divers ne tende vers l’uniforme. Et jamais ils ne faillissent à leur ouvrage : ils sont :
« Infatiguables, toujours égaux en leur force […] » .
Les « éléments sacrés » sont éternellement capables — incarnations d’un souhait et rêve ancestral de l’homme. Ils sont les toujours-laborieux, ces Génies, en leur tâche de faire naître et de conserver ce qui naît. Ils sont « Die Mühelosen regen immergleich / In ihrer Kraft », et ne font jamais plus ni moins que ce qu’ils font sans cesse. En tout cela ils sont « très-hauts », « dieux du ciel », au dessus des hommes qui ne peuvent maintenir toujours monde et vie en leur état de toujours-naissants. En cela ils sont Puissants et Forts. Et l’on sait à présent le territoire des Puissances : c’est le monde, celui des hommes, pour qui la vie « court » et se fait entropique. Imperceptiblement, de mot en mot, nous descendons les échelons de l’échelle.
Mais avant d’avancer dans l’échelle, reste cette belle expression qui est une manière d’énigme, et pourra peut-être nous servir de pont :
« […] forces errantes du divin »
« […] ihr wandelnden Götterkräfte ».
Que les Éléments soient appelés « forces […] du divin » ne nous surprend plus. Mais pourquoi ces forces sont-elles « errantes » ? L’on s’étonne, car jusqu’à présent nous n’avons parlé de mouvement. Nous pouvons peut-être trouver ailleurs, au détour d’une phrase dont le contexte n’importe, un indice de la forme que dessine ce mouvement :
« Und lange war’s ein Rätsel mir, wie euch
In ihrem Runde duldet die Natur. »
« Et ce me fut une énigme longtemps
Que la nature dans son orbe vous tolère. »
C’est dire que la Nature esquisse un cercle, un tour, une ronde, aussi au sens de danse. C’est cette polysémie capitale de « Runde » que ne peut rendre le mot « orbe », par trop statique. Polysémie capitale, car à entrer dans la ronde de la Nature, on voit le divin, les puissances et le monde entrer en branle, et une autre dimension des puissances apparaître. Non seulement elles donnent et conservent la vie, non seulement elles sont naissance et persévérance dans l’être, mais elles-mêmes se font dynamique : elles sont et vont dans et de par le monde, et le Familier peut voir cette grande Danse des Puissances de la Nature :
« Oui ! nous habitons au calme ; voici devant nous
S’épanouir les éléments sacrés. / Infatigables, toujours égaux dans leur force,
Ils nous entourent de leur joyeux mouvement.
Sur ses fermes rivages bouillonne et repose
La mer antique, les monts s’élèvent
Au chant de leurs fleuves, par vagues mugissantes
Leur verte forêt de val en val descend.
Et en haut demeure la lumière, l’Éther
apaise l’esprit et le plus secret désir.
Nous habiterons ce calme ! »
L’on a ici une manière d’idée du mouvement plénier des Puissances. Et l’on se rend compte qu’il est question, dès lors qu’apparaît le mouvement, des Puissances particulières, qui ont, pour ainsi dire, chacune leurs pas dans cette danse. L’on voit mal à présent où mettre cette « errance », cet aller sans but, dans ce mouvement perpétuel. Nous voyons au moins deux interprétations, non exclusives, à cela. D’une part — question de perspective —, ces forces du divin peuvent sembler « errantes » aux sens de celui qui ne sait les lire. À celui qui n’est pas familier de ce qui est au monde de divin, les manifestations des Forces de la Nature paraissent aléatoires : aléatoires les orages, l’accalmie, les crues et décrues, les éruptions volcaniques et les tremblements de terre ; hasardeuses et errantes en ce mouvement les Forces qui les commandent. Tiraillement, déchirure, entre un souhait du poète d’un lieu d’accalmie propice à l’écriture (le « domaine ») et son être profond attiré par les Puissances et leur apparente tourmente. C’est plutôt dans ce contexte que s’inscrit l’expression qui nous intrigue :
« Trop fort, hélas ! hauteurs du ciel, vous me
Tirez à vous : dans les orages, le serein,
Je vous sens tour à tour ronger
Mon cœur, forces errantes du divin ! »
D’autre part, et en suite, les Puissances peuvent littéralement (au figuré ) être dites, par le poète même, « errantes », qui vont au hasard, sans but. Car c’est l’homme qui veut trouver un sens aux êtres et choses. Les Puissances, à proprement parler, ne se laissent enfermer dans un « sens », et l’on ne peut leur assigner un « but » — nous l’avons déjà dit : les Puissances s’exercent. Et il ne faut pas chercher de raison à cela : la Nature est, et les Puissances font ce qu’elles font toujours. L’on ne peut leur assigner des intentions ou volontés. C’est un travers humain qui fait que l’on injecte du sens en toute chose. Réaction toute humaine face à ce qui ne rentre et ne peut rentrer dans les grilles de lectures habituelles, « rationnelles ». Question de perspective, ici encore.
On l’a vu : dès lors que le mouvement apparaît, l’on ne peut s’en tenir aux Éléments « en général » : chaque (mais combien sont-elles ?) puissance (mais qui sont-elles ?) a son propre mouvement (mais quel est-il ?), a ses propres manifestations (mais quelles sont-elles ?).
*
III — Le Divin envisagé dans le monde.
Descendons à présent d’un échelon dans l’échelle. Ce que nous tenterons de voir maintenant, c’est le visage — nécessairement multiple — des Puissances particulières. Car c’est ainsi que se manifeste le Divin dans le monde : en particulier. Et il nous faut d’abord répondre à cette question avant d’avancer : combien sont-elles, ces Puissances ? et quel est leur nom ?
Les Éléments dont il est ici question — les « < Éléments > incréés » — sont au nombre de quatre chez Empédocle :
« Les quatre racines de toutes choses d’abord apprends-les :
Zeus lumineux, Hérè porteuse de vie et le Seigneur de l’ombre
et Nestis, qui nourrit de ses larmes les sources des mortels. »
Yves Battistini commente, sommant ses prédécesseurs Burnet, Bollack et Legrand : « [l]’identification avec les éléments naturels est variable. Zeus : l’ébullition et l’éther, le feu […]. Hérè : la terre ou l’air. Aidôneus : l’air ou la terre. Nestis : l’eau, le sperme. Empédocle, en tout cas, oppose au couple ouranien Zeus/Hérè le couple chthonien Aidôneus/Nestis, ancienne divinité sicilienne de l’eau, substituée, pour la cause, à Perséphone […] » . Quatre éléments-racines, on le lit, mais dont on ne sait qui ils sont, ou plutôt que l’on ne sait choisir : éther (air), terre, eau, soleil (feu). Ailleurs, Empédocle peut-être précise :
« Liés, les voici tous, dans leurs parts multiples :
l’Étincelant, Terre et Ciel et la Mer […] » .
« Savoir comment d’Eau, de Terre, d’Éther et de Soleil […] »
Hölderlin, quant à lui, à un moment, donne un chiffre (ou plutôt deux) et des noms :
« […] Mais toi au-dessus des nuages,
Père de la patrie ! puissant Éther ! et toi
Terre et Lumière ! vous trois en Un, qui régnez et aimez,
Dieux éternels ! avec vous mes liens ne se briseront jamais. »
C’est un de ces moments dont nous parlions, où l’image du dieu chrétien se superpose et s’impose dans la mythologie élémentale d’Hölderlin. Ainsi lu, la Nature est Une et trisse, et les Éléments en cette Trinité sont l’Éther, la Terre, la Lumière. Étonnamment, l’on retrouve ailleurs cette même tripartition élémentale, dans un passage où Hölderlin lui-même souligne :
« — Toi si beau, Soleil ! […]
[…] À la Terre grave […]
L’Éther me baignait de son souffle […] »
Il semble donc qu’il nous faille en rester à ces trois « majeures », auxquelles vont la préférence et l’intérêt d’Hölderlin. Mais qu’en est-il de l’Eau ? Car Hölderlin ne l’assimile clairement à aucune des trois autres Puissances, ni ne la tient vraiment à l’écart, ne la passe sous silence, dans son roman, pièces ou poèmes. Nous avons déjà cité ce passage du troisième Empédocle :
« Sur ses fermes rivages bouillonne et repose / La mer antique […] »
Elle apparaît également en bien d’autres moments. Et l’on sait son importance dans un poème tel que « Le Rhin », par exemple. C’est que l’Eau tient peut-être une place particulière parmi les Éléments — place que nous tenterons de préciser.
*
A — L’Éther.
Qu’est-ce que l’Éther ? La réponse à cette question est moins évidente qu’elle y paraît. Il s’agit de savoir ce que Hölderlin entend par là. Car la figuration du divin dans le monde pose une question récurrente en de nouveaux termes : à quoi correspond ce mot ? à quels choses et phénomènes correspondent ces mots qui sont des noms ?
Qu’est-ce que l’Éther ? C’est le ciel :
« […] l’Éther bleu […] » .
Il est le Ciel, tout le ciel, tous les ciels, le préféré, le connu, le proche entre tous les éléments :
« Le dieu tonnant s’approche, entre tous familier […] »
« […] sa foudre par les nuits d’orage
le Tonneur jette aux anxieuses vallées […] »
« […] le Dieu tonnant […] »
« […] Maître de la foudre […] »
Il est, pour Empédocle, le :
« rassembleur de nuées » .
Toutefois, ce n’est que rarement que le Ciel se fait menace. C’est en effet un tout autre visage de l’Éther qui apparaît le plus souvent chez Hölderlin, pour « Empédocle », pour Hölderlin. Car c’est une relation toute personnelle et filiale qui lie l’homme à l’Élément :
« Et Toi de qui jamais l’âme ne se départ,
Éther, ô mon Père […] »
« Empédocle » est fils du Ciel, et le Ciel est pour lui une manière de Père :
«EMPÉDOCLE
[…] Et chaque fois
Qu’assis sur une hauteur tranquille, étonné
Je méditais l’errance changeante des hommes,
L’âme saisie de tes métamorphoses
Et pressentant moi aussi mon proche déclin,
L’Éther me baignait dans son souffle comme toi
Pour y guérir ma poitrine blessée d’amour,
Et montaient, comme les fumées d’une flamme,
Dans le haut azur mes soucis se résoudre.
PAUSANIAS
Oh ! du Ciel tu es fils !»
Quel est la nature de ce lien qui lie « Empédocle » à l’Éther ? « [J]amais âme ne [s’en] départ » : ce n’est pas sceau que l’on brise, qu’on oublie, ni dont on se sert à la légère . Car ce sont les parties les plus intimes de l’homme qui sont les clefs du lien avec le Ciel en particulier, et les dieux en général : l’« âme » et le « cœur » :
« […] seul mon cœur me pousssait
Dans son immortel amour vers les Immortels […] »
Car c’est bien de cœur et d’« amour » dont il est question ici : c’est ainsi qu’est vécu ce lien entre « Empédocle » et le Ciel.
« […] — ô non ! ce n’était pas
Un rêve, je te sentais à même ce cœur,
Tranquille Éther ! quand l’égarement des mortels
Me navrait l’âme et que me guérissait ton souffle
Où tu baignais ma poitrine blessée d’amour,
Grand Réconciliateur ! […] »
« […] de son souffle
L’Éther ne cesse avec amour de […] baigner [le cœur des mortels] […] »
L’Éther est le « Tranquille » qui réconcilie soi avec soi : il n’est pas de plus « grand Réconciliateur » que celui qui apporte le repos à l’âme meurtrie. Il n’en est pas non plus de plus proche, à même le corps, « à même [le] cœur ». L’Éther est perçu par « Empédocle » comme le Père qui de son « amour » guérit son cœur « bless[é] d’amour » et nécessairement tel, pourrait-on dire, car :
« C’est sa loi,
Fol est l’amour dans le monde et dupé. »
C’est par l’amour que l’Éther panse l’amour . Et l’amour du Ciel est « souffle ». L’élément « parle » à l’homme le langage même de son corps, de son cœur, de son âme, le langage même de sa vie qui tient à son « souffle », son pneuma — car :
« […] dans sa divinité la Nature
N’a pas besoin de parole » ,
et l’un reconnaît son semblable. C’est en ce sens aussi qu’Empédocle peut dire de l’Éther qu’il est son père, son père génésique, ancestral : le souffle premier est celui du Ciel :
« Ô Éther, ô Père ! ami fidèle, même avant
Que ma mère m’eût pris dans ses bras, son sein nourri,
Tu m’entourais avec douceur, tu me versais un vin céleste,
le souffle saint avant toute autre chose dans mon naissant cœur. »
« Et l’air qui donne l’âme, de ta plénitude éternelle
Déborde et coule avec violence dans les veines de la vie. »
C’est donc au moins un double lien qui entretient l’homme à l’élément : c’est celui que crée une affinité, voire, au mieux, une filiation, entre l’âme, la vie, et le Ciel, par le souffle — parenté renforcée par un amour perçu comme réciproque par « Empédocle » ; et c’est celui que crée une guérison, celle de l’homme par le dieu, et qui se traduit par le repos de l’âme, la réconciliation de soi, si ce n’est avec les autres, du moins avec soi — à la manière d’un baume et bain apaisant :
« […] l’Éther / Apaise l’esprit et le plus secret désir. »
« Ton murmure descend des cimes du verger en fleurs,
Ô noble Éther ! c’est toi qui calmes l’élan de mon cœur,
Et je consens à vivre encore avec les plantes de la terre. »
Mais l’Éther semble être cela, et bien plus que cela. Nous touchions les hommes : nous touchons à nouveau toutes choses :
« Et que tendrement viendra celui qui meut l’univers
L’Esprit, l’Éther, nous effleurer, enfin ! »
« Und zärtlich rührt der Allbewegende,
Der Geist, der Äther uns an, o dann ! »
Il est celui qui met toutes choses en branle, « l’Esprit », « der Geist » . C’est aussi celui qui fait tenir la vie qu’il donne, lui le ciel si transparent et pourtant toujours aux hommes une énigme :
«Ô Esprit, toi qui nous a nourris, toi qui règnes
En secret au plein jour et dans la nuée […] »
« Mais là-haut vit l’Éther, pure pensée. »
Nous avions entrevu l’apparition du mouvement avec le degré des Puissance : en voici le principe et l’origine. Mais le Ciel « suit », pour ainsi dire, ce qu’il meut, avec attention, « tendre[esse] », et « amour » — comme, une fois encore, un père suit et protège ses enfants. D’un amour toutefois particulier, car le contexte est celui du déclin et de la mort prochaine d’« Empédocle ». C’est que l’Éther est maître de vie, et maître de mort :
« Et je l’entends la nuit, mon sauveur, je l’entends
Porter la mort, ce Libérateur, la vie
Dans son tonnerre accourir du Couchant
À l’Orient […] »
Car cette manière de mort, c’est une nouvelle vie, c’est un souhait profond de l’homme, c’est une promesse du dieu, celui « enfin » rejoindre le père, celle d’accueiller ses enfants en son sein, « o dann ». Car, nous l’avons déjà dit :
« [ê]tre seul
Et sans Dieux, voilà la mort » .
Et souhaiter de tout son être le retour au père, c’est envier l’oiseau, et vouloir être comme lui, car retourner au père, c’est aussi vivre dans sa demeure, et selon son cœur, sans contrainte aucune, d’autres ou de route :
« Mais ceux qui sont les préférés de l’Éther, les oiseaux bienheureux
Jouent à demeure, comblés, dans le temple éternel du Père !
L’espace est assez vaste pour eux tous. Nulle route prescrite,
Grands et petits s’ébattent librement dans la maison. »
Sans contrainte, car ce n’est certes pas sur leur terre le lot des hommes qui ne regardent plus vers le Ciel :
« Follement nous errons. Comme la vigne vagabonde
Quand le tuteur se rompt qui la dirigeait vers le ciel,
Nous foisonnons au sol […] » .
Et dans l’attente du retour, c’est encore l’Éther qui « fait tenir » le Familier, peut-être à fin que la promesse soit tenue — et Hölderlin a pour cela belle formule qui somme à elle seule maint passages :
« Éther paisible ! c’est toi qui conserves à mon âme
sa beauté dans la douleur. »
« Du stiller Äther ! immer bewahrst du schön
Die Seele mir im Schmerz […] »
*
B — La Lumière.
« Au Soleil et à l’Éther et à tous les messagers
De la Grande Nature pressentie au loin »
La Lumière, c’est à la fois le Soleil et ses rayons : elle est celle qui habite au plus haut, celle qui surplombe et domine :
« En haut demeure la lumière […] »
La Lumière, au milieu des formes infiniment changeantes de la Nature, est une manière de point de repère :
« Feux assemblés, ce soleil roule autour du vaste ciel. »
« Où es-tu, jeune élément ! toi si exacte
À m’éveiller le matin, où es-tu, lumière ?
[…]
Jadis, j’aimais épier l’aurore, et ta naissance
Au flanc de la colline, par toi jamais déçu,
Jamais trompé, déesse amie, par les souffles
De l’air, tes hérauts, car toujours tu venais
Par le même sentier, semant partout la joie,
Dans ta beauté jaillie, mais où es-tu, lumière ? »
La Lumière est point de repère pour l’homme , car elle suit sans cesse exactement le même chemin chaque jour en sa course. C’est pourquoi l’homme n’est jamais « déçu » dans ses attentes de la trouver invariablement là où elle devrait être. C’est pourquoi l’aède peut la nommer « déesse amie », celle sur qui il peut compter. La lumière elle-même a ses messagers : son éternelle renaissance à chaque nouveau matin est annoncée par les « souffles de l’air », « die Lüfte », qui jamais ne « tromp[ent] ». Peut-on supposer que l’Éther se fasse annonciateur de la Lumière ? Rien ne l’interdit. Et un vent en effet se lève dans la vallée à l’aurore du fait de la variation de pression liée au réchauffement progressif de l’air. Toutefois, l’on ne saurait résolûment l’affirmer. Peut-être pourrait-on plutôt voir dans cette idée un argument renforçant celle de l’interdépendance des éléments, l’un jamais n’existant sans les autres.
Quoi qu’il en soit, la Lumière ne laisse pas les Familiers indifférents : la « beauté » de la lumière en son orbe ponctuel fait naître sur son passage, « sèm[e,] partout la joie », « albeseligend », dans le cœur des hommes. Et l’on peut à présent peut-être comprendre le sens de l’errance divine :
« […] à toi-même / Ton lieu, astre errant du jour […] »
Car le Soleil n’est en rien « errant », jamais il ne va au hasard : il est l’exactitude même, et suit sans faillir toujours le même sentier. « [À] toi-même / Ton lieu » , c’est dire : être soi et chez soi « partout ». « [B]ei dir selber / Örtlich […] » : être à soi sa propre place, c’est être son lieu, être en son lieu, en tout lieu. C’est être toujours topique, c’est être attendu et inattendu en toute part, c’est, en ce sens, être toujours atopique : « errant », divinement.
Peut-on préciser la nature de cette joie ? Elle prend certes source dans la contemplation de la beauté de la Lumière : c’est le sens du passage de « L’aède aveugle » que nous citions, ainsi que du suivant :
« — Toi si beau, Soleil ! Les hommes ne m’en avaient
Rien dit, seul mon cœur me poussait
Dans son immortel amour vers les Immortels,
Vers toi, toi, sereine Lumière, je ne pouvais
Trouver plus divin ! […]»
Mais cette contemplation du dieu revalorise l’action des hommes, qui s’en trouve favorisée :
« Au génie de l’homme est rendu le sentiment
D’une céleste parenté, ô Dieu Soleil,
Avec toi, ce qu’il crée est à toi comme à lui.
Plaisir et courage et plénitude de vie,
Ses actes, aussi agiles que tes rayons, en sortent
Et le beau dans sa poitrine muette et triste
Ne meurt plus. »
« […] et le Soleil / Plus tranquille mon œuvre favorise. »
« Du haut du ciel douce à travers leurs arbres
La lumière contemple ceux qui oeuvrent,
Partageant la joie […] »
Ce mouvement suit au moins cinq étapes, en une façon de cercle : la contemplation du « Dieu Soleil » par les hommes ; une comparaison faite par l’homme entre le dieu et ses rayons, et l’homme et ses actes et œuvres ; une manière de constat : l’impression d’une « céleste parenté » entre ces œuvres ; ce qui permet au « génie » humain de continuer à s’extérioriser, à créer ; sous l’œil doux et bienveillant du Dieu qui contemple l’homme à son tour. C’est qu’en somme, la Lumière est pour les familiers un exemple et modèle qu’ils tentent de suivre :
« […] et de même
Que ton jour n’est pas avare de vie,
Que tu te dépouilles de ta profusion d’or,
Insouciante, moi aussi, tout à toi, j’aimais
Aux mortels offrir le meilleur de mon âme […] »
Et c’est peut-être en ce sens qu’il faut comprendre ce passage :
« Où es-tu source des pensées ? toi qui toujours
T’éloignes quand le veut l’heure, où es-tu, lumière ? »
C’est dire que, si l’Éther fait vivre — c’est-à-dire qu’il contre-carre de son amour la volonté de mort du Familier blessé dans le sien —, la Lumière fait faire : elle pousse, tout le jour, l’homme à s’émerveiller et à faire que sa pensée devienne bel acte. Cela aussi, c’est une manière de renaissance (« Et le beau dans sa poitrine muette et triste / Ne meurt plus »). C’est d’ailleurs la Lumière qui, la première, touche le Familier :
« Qu’alors me bénisse, hésitant sur l’or des flots
À ce moment de l’adieu, la lumière du soleil,
Toute jeunesse et splendeur, que j’ai autrefois
La première aimée. »
« Ô lumière céleste ! — je ne l’avais pas
Appris des hommes — bien loin est le temps
Que mon cœur dans son désir ne sachant trouver
La Toute-vivante, vers toi je me tournai
Dans ma pieuse joie, me confiant comme la plante,
À toi longuement, aveuglément m’attachai,
Car le mortel peine à reconnaître les Purs,
Mais quand (…)
l’esprit se mit à fleurir pour moi comme toi tu fleuris,
Je te connus, je le criai : tu es vivante,
Et comme tu circules sereine autour des mortels,
Toi, jeune autant que le ciel, qui fais rayonnante
Tomber la grâce d’un éclat sur chaque chose
Pour que toutes aient la couleur de ton esprit, la vie pour moi aussi se fit poème.
Car ton âme était en moi […] »
Le Familier, alors même qu’il n’est pas encore initié au divin, se « tourn[e] » vers le Soleil, lui « confi[e] » sa vie dans un mouvement innocent de « pieuse joie », et long temps s’y « attach[e] ». On le lit, le Familier est un peu « comme la plante » , corps et corps seul qui doit s’en remettre aux Éléments pour grandir, apprendre à voir, à « reconnaître les Purs ». Manière de plante, une fois encore, lors que l’étape est franchie : « l’esprit se mit à fleurir pour moi comme toi tu fleuris ». Et l’on saisit mieux, alors, la parenté entre le Dieu Soleil et l’homme : la Lumière « fai[t] rayonnante / Tomber la grâce d’un éclat sur chaque chose / Pour que toutes aient la couleur de [s]on esprit ». C’est ainsi que l’« âme » même de la Lumière se trouve portée en l’homme, qui peut dès lors tendre à ce que ses actes naissent de « plaisir et courage et plénitude de vie » — car tel est le Soleil sur qui le Familier prend modèle : littéralement, il œuvre (poiei) : sa « vie se [fait] poème ». Et cette poiesis, c’est bien l’œuvre à la semblance du dieu, celle qui naît de l’expansion, celle qui est « déploi[ement] » de l’âme qui contemple le divin :
« […] et cet œil te voyait
Divinement à l’œuvre, lumière qui tout déploies ! »
Et le plus haut déploiement, n’est-ce pas, littéralement, la nécessaire perfection ?
[ …] Tel
Est le travail du beau soleil ; car
Il appelle toute chose à sa fin. »
*
C — La Terre.
« Terre sacrée » : que doit-on entendre lors qu’on la lit ? La Terre, c’est bien entendu :
« […] les verdures de la terre
Et la montagne […]
[…] ces nobles forces […] » .
Mais s’en tenir là, ce serait oublier comme la nomme et l’appelle Hölderlin :
« […] ô Terre, / Ô Changeante ! »
Changer, ce n’est pas seulement dire la diversité des formes de la Terre, c’est aussi insister sur ses manifestations mouvantes, ondoyantes, à l’image de l’eau :
« […] et les monts s’élèvent
Au chant de leurs fleuves, par vagues mugissantes
Leur verte forêt de val en val descend. »
Changer, c’est aussi, pour la Terre, croître. Elle est la seule, semble-t-il, en laquelle est visible ce supplément de vie qu’elle crée et sème. Mais, si elle change visiblement d’état, elle ne semble pas, au contraire des autres puissances, changer de place. la Terre ne connaît pas l’errance : elle serait, en ce sens, la plus « territoriale » des puissances :
« […] et vous me reverrez, proches
Vous m’êtes comme autrefois, vous les heureux,
Vous préservés d’errer, arbres de mon bosquet !
Vous alliez croissant dans le calme et chaque jour,
Très humbles, la source du ciel vous abreuvait
De lumière, et d’étincelles de vie semées
Sur votre floraison vous fécondait l’Éther. »
Que l’on ne soit surpris de trouver l’Éther en Père des formes particulières de la Terre, car elle est Mère :
« […] et toi la Terre, ô ma Mère ! »
L’Éther fait ainsi figure de Grand Inséminateur . De la même manière, chez Empédocle, l’air permet la fruition :
« <> aux feuilles persistantes, toujours porteurs de fruits, en floraison
dans l’abondance des fruits grâce à l’air, toute l’année. »
Et c’est ici le premier couple de puissances que nous rencontrons : les Éléments selon Hölderlin ont un sexe. Il nous faut lors préciser la nature de la Terre : elle est bien plutôt un substrat, un ventre, une matrice qui, en ce sens, s’apparente au gouffre, même en sa surface (« […] la vallée béante […] » ), à l’abîme, au sans-fond :
« La forêt plonge dans l’abîme
Et telles des fleurs en bouton, pendent
Vers le dedans les feuilles, sous lesquelles
S’épanouit un fond de val
Qui ne saurait garder silence […] »
La Terre, c’est donc bien plutôt et aussi — l’on ne saurait faire la part des choses en ces naissances — la terre seule, puisque ce qui la couvre est le fruit de l’union entre Éther et Terre :
« Éther…, par de longues racines, entrait sous Terre. »
Cette Terre est ainsi moins surface qu’insondable profondeur. Ce faisant, ce couple d’Éléments réunit les extrêmes : tout en la Nature est conciliable, concilié. Pour preuves ce fructueux mariage, et ses fruits fabuleux :
« […] du haut de l’Éther au tréfonds de l’abîme […] » .
« [A]rbres de mon bosquet ! / Vous alliez croissant dans le calme » … Un bien beau tableau, n’est-ce pas ? C’est le tableau d’un autre temps, et les fruits que nous avons sous les yeux sont ceux d’une union passée. À présent la Terre est seule, à présent la Terre est triste :
« Viens avec moi maintenant que le cœur de la Terre
Gémit de solitude et qu’au souvenir
De leur union d’autrefois la Mère, la ténébreuse,
Lève vers l’Éther ses bras de feu déployés,
Et maintenant que le Dominateur vient dans sa foudre
Attestant notre affinité
Avec lui jusqu’en bas dans les flammes sacrées. »
À présent la Terre est seule, à présent la Terre est triste, et lors qu’elle sourd de cette douleur qu’est pour elle la solitude, la Terre est Feu, la Terre est flamme, quoi qu’en laissent paraître « les verdures de la terre / Et la montagne » :
« […] et tout en bas,
sous l’herbe luxuriante, comme en visions,
Je regarde la terre, incendie violent […] » .
C’est, ce nous semble, la face seconde de la Terre, de la Terre-abîme, de la Terre sans fond : cette « terre chaude » et « ténébreuse », qui tend inlassablement ses « bras de feu » vers son amant d’un temps :
[…] tu vois jaillir brillant
Un feu divin profondément hors de la terre […] »
« […] les feux / De la terre jailliront de la montagne profonde […] »
« Le feu divin lui-même, nuit et jour, s’efforce vers un brusque
Embrasement. »
« Dessous le sol, brûlent des feux nombreux. »
Cette triste violence, le Familier la peut comprendre, car — nous l’avons vu — il est lui aussi fils de cet amant perdu. Il n’a en rien peur de la Terre : elle l’attire. Elle l’attire et lui parle, elle l’attire et lui confie son mal qui est aussi le sien : le cœur de la Terre pâtit et celui du Familier compâtit :
« Tu te risquerais de ce sommet à descendre
Dans la vallée sans fond, le sanctuaire de l’Abîme
où se cache au jour le cœur pâtissant
De la Terre et où, ténébreuse Mère,
Elle te dit ses souffrances, à toi fils de la Nuit,
De l’Éther ! […] »
Le Familier comprend cette douleur car il la connaît : c’est celle de la séparation. « Empédocle » lui aussi s’était trouvé séparé de ses dieux après les avoir découverts. Et nul plus que lui ne désire les retrouvailles : c’est son seul souhait. C’est pourquoi nul mieux que lui ne peut comprendre la Terre et son histoire. Il le sait et le veut, car c’est justement le seul moyen pour lui du retour :
« Chacun s’en va, chacun s’en vient aux lieux qu’il peut atteindre. »
Et ce lieu, pour « Empédocle », à ce moment, c’est :
« […] le sommet de ce vieil Etna sacré […] » .
C’est pourquoi « Empédocle » est plein de joie lors qu’il est proche de l’Etna : il sait que là est son chemin de rédemption et retour : il passe par la Terre, qui lui rappelle maints souvenirs de temps où il était un « Dieu dans ses éléments » :
« […] et candide
Mon cœur à la terre grave comme toi [ Lumière ] se donna,
À celle qui souffre, et maintes fois dans la nuit sacrée
Je lui fis le vœu (…) elle qui porte le destin
De l’aimer, fidèle et sans crainte, jusque dans la mort
Et de ne dédaigner un seul de ses mystères.
Ce furent alors dans les bosquets d’autres voix
Et tendres murmures des sources des monts.
Tes joies, terre ! non pas celles qu’en souriant
Tu tends aux faibles, mais souveraines, et chaudes,
Les vraies, qui de peine et d’amour mûrissent, —
Tu me les as toutes données, et chaque fois
Qu’assis sur une hauteur lointaine, étonné
Je méditais l’errance sacrée de la vie,
L’âme agitée de tes métamorphoses
Et pressentant mon destin propre,
L’Éther me baignait de son souffle comme toi
Pour y guérir ma poitrine blessée d’amour,
Et par magie allaient dans son abîme
Mes énigmes se résoudre… »
« Et mon cœur ouvert sans crainte
À la Terre grave se donna, comme toi [ Lumière ],
Au destin qu’elle porte ; dans ma jeune joie,
Pour lui vouer jusqu’à la fin de ma vie, Je la lui offris souvent aux heures de foi,
Nous liant ainsi du lien précieux de la mort.
Ce furent alors dans les bosquets d’autres voix
Et tendres murmures des sources de ses monts.
Tes joies, ô Terre ! les vraies, et chaudes et pleines,
Celles qui de peine mûrissent et d’amour,
Tu me les as toutes données. Et chaque fois
Qu’assis sur une hauteur tranquille, étonné
Je méditais l’errance changeante des hommes,
L’âme saisie de tes métamorphoses
Et pressentant moi aussi mon proche déclin,
L’Éther me baignait de son souffle comme toi
Pour y guérir ma poitrine blessée d’amour,
Et montaient, comme les fumées d’une flamme,
Dans le haut azur mes soucis se résoudre. »
Ces deux versions par endroits diffèrent, mais leur envers, leur signification, est peu ou prou la même. C’est un lien de mort qui lie le Familier à la Terre — autant dire : un lien de Terre. L’on ne se consacre à la Terre, l’on ne consacre sa vie à la Terre, qu’en lui donnant sa mort. Alors seulement s’instaure la confiance entre Mère et fils, alors s’ouvrent les sens à de nouvelles « voix », aux « tendres murmures des sources [des] monts », à de « vraies » joies, « chaudes et pleines », qui « de peine et d’amour mûrissent », et que peu connaissent. Et c’est d’un « souffle » d’amour que Père comme Mère entourent le fils pour le soulager de ses questions, soucis et souffrances, sur le seuil du désastre. Et cette promesse du retour, par la Terre, est une manière de « fête » :
« Ici haut, ici, où assez riche j’habite
Et joyeux et souverain auprès du cratère
Empli d’esprit jusqu’au bord, couronné
De fleurs qu’il a fait lever pour lui, et qu’en hospitalité m’offre l’Etna le Père.
Et quand l’orage souterrain s’éveille en fête
Et s’élance vers les nuées où siège
Son parent proche, le Dieu tonnant, et qu’il vole
À la joie d’en haut, mon cœur de même s’élève. »
Ce retour, c’est bien sûr la mort, et l’on sait à présent qu’il n’est qu’un seul élément avec « Empédocle » au moment même du suicide, et qu’une seule volonté, puisqu’« Empédocle » fait sienne celle de sa Mère :
« […] la puissance de la terre
Qui t’enleva, audacieux tué ! »
Et c’est lors un exact retour, la cloture du cercle des naissances et morts, qu’« Empédocle » vit en mourant :
« Ô Terre ! mon berceau ! »
*
D — L’Eau.
L’Eau paraît tenir une place particulière parmi les Puissances, supposions-nous. C’est qu’elle ne fait pas partie du tryptique élémental constitué par l’Éther, la Lumière et la Terre. Elle est bien pourtant une Puissance :
« […] le fleuve et son génie […] » ,
« […] ô Père Océan […] » ,
et qui, par-là même, touche au sacré, qui est elle-même sacrée — et sue et reconnue telle par le Familier, aussi jeune que celui-ci soit :
« Ô mon bon Charles ! C’est en l’un de ces beaux jours
Que nous étions ensemble sur les grèves du Neckar,
Heureux de voir les vagues battre le rivage
Et jouant à creuser des ruisseaux dans le sable…
Puis je levai les yeux : dans le soir miroitant
Le fleuve paraîssait. Une émotion sacrée
Me fit vibrer le cœur : soudain je ne ris plus,
Soudain, plus grave, je laissai nos jeux d’enfants
Et balbutiai, vibrant : il faut prier ! »
Il nous semble que cette Puissance présente de nombreux visages, plus nombreux, peut-être que les autres Éléments, mais qui passeraient, pour ainsi dire, inaperçus. L’Eau est la Discrète. Elle est pourtant partout présente. Maintes expressions et comparaisons aqueuses servent à dire les autres Éléments, ainsi :
« […] autour des grises
Nuées là-bas traînent des flammes rougeoyantes,
Annonciatrices, elles enflent sans bruit ;
Comme les flots sur la rive, elles montent
Changeantes, de plus en plus haut. »
Et que l’on dise : orage, et Hölderlin pense à l’Éther. Pourtant, le Tonnant jamais ne va sans la pluie, qui ensuite ruisselle au sol et grossit la rivière et le fleuve qui devient lors — ce qui apparaît au détour d’un vers :
« le Méandre avec mille ruisseaux » .
Nous venons de le voir : ce sont les « sources [des] monts » qui parlent à « Empédocle » après qu’il confie sa vie et sa mort à la Terre. C’est que la source tient une place non négligeable dans le parcours « empédocléen » :
« EMPÉDOCLE
Regarde ! tout près luit l’eau
D’une source ; elle est à nous aussi. Prends
Ton vase à boire, la courge creuse, que mon âme
Se revigore à ce breuvage.
PAUSANIAS, à la source.
Claire et fraîche
Et vive elle sourd de la terre sombre, Père ! »
Ici, la source apparaît comme une excroissance ou un produit de la Terre — sans que l’on puisse trancher assurément entre l’une ou l’autre interprétation pour le moment . Boire à la source a sur le Familier le même effet que le « souffle » de la Terre : cela, tout à la fois, soutient, fortifie et console l’âme avant l’épreuve de vie, l’épreuve de mort. Ainsi, la source sert, à un second degré mais fonctions identiques, de métaphore à « Empédocle » pour se désigner fortifiant les âmes des mortels :
« Oh ! par les sacrées fontaines
Où les eaux montant des veines de la terre
Se recueillent et
Par le jour brûlant
Où s’abreuvent les assoiffés ! en moi,
En moi, ô sources de vie, vous toutes
Des profondeurs du monde naguère
Vous affluiez et ils venaient
À moi, les assoiffés… »
Mais la source, c’est surtout un constituant, l’élément, la pièce de quelque chose de plus grand qui est aussi plus ancien et puissant qu’elle — ce n’est pas l’un des moindres paradoxes de cette histoire. L’Eau croît sans cesse, elle devient toujours plus grande à mesure qu’elle coule :
« Couronnée des dons de l’amour, s’élance alors
La source, sous les bénédictions elle croît,
Devient fleuve, et l’écho des rives frémissantes
Chante dans les délices de la liberté
L’éloge digne de toi, ô Père Océan. »
L’Eau est croissance sacrée, elle seule devient, elle est maturation. Elle s’inscrit de ce fait plus que tout autre dans le temps, qui lui-même est manière d’Eau :
« Et le jeune homme, le fleuve, fuyait vers la plaine
Sombre et gai tel le cœur quand, sous le poids de sa beauté,
Pour en aimant périr
Dans les flots du temps il s’abîme. »
« Et le fleuve juvénile s’élançait vers la plaine,
triste et gai comme un cœur accablé par sa propre beauté
qui se jette dans le torrent du temps,
pour y périr en aimant. »
« Und der Jüngling, der Strom, fort in die Ebne zog,
Traurigfroh, wie das Herz, wenn es, sich selbst zu schön,
Liebend unterzugehen,
In die Fluten der Zeit sich wirft. »
Il est une histoire de l’Eau, et on la peut conter : l’enfant devient « jeune homme », la source ensuite devient torrent, rivière et fleuve qui dévale les monts . Et lors que Hölderlin nous dit le fleuve, il nous livre le secret de sa naissance :
« À sa mère la Terre
Et au Maître de la foudre, qui l’engendra. »
« […] plus noble des fleuves,
Celui qui naît libre, le Rhin […] »
L’on peut maintenant préciser : l’Eau est bien fille de la Terre et de l’Éther — ce qui fait du fleuve le frère du Familier, qui sont donc tous deux de libre naissance. L’on saisit mieux pourquoi le Familier tient une place particulière, en marge, parmi les hommes : il est celui qui naît libre, à l’image de l’Eau. Car la naissance du fleuve fut libre « jaillissement » :
« Ayant par la grâce d’une heureuse naissance
Jailli d’un sein sacré ! »
« Énigme, ce qui naît d’un jaillissement pur ! Et par
Le chant lui-même à peine dévoilée. Oui,
Tel que tu naquis tu perdures. »
Et le fleuve demeure ce qu’il fut à son commencement : « jaillissement pur », violence sacrée de la vie, qui à jamais reste « énigme », mystère incompris des hommes — et cela malgré la tentative des poètes pour le dire. Et en « jaillissement », le fleuve porte en lui son Père :
« […] de très loin la plaine entend
Le fleuve et son génie, et frissonnant
L’Esprit renaît au nombril de la terre. »
Et, tel l’orage, il est en sa jeunesse ce débordement violent, cette accroissement de vie, que nul sinon ses puissants pairs ne peut tenir :
« […] et si quelque puissance supérieure
Ne dompte son bondissement, le voici croître,
C’est l’éclair qui sillonne et déchire la terre, suivi
D’un fuyant cortège de forêts enchantées,
Parmi l’écroulement des monts. »
Mais si le fleuve naît « jaillissement pur » et le demeure, il change. Nous l’avons dit : l’Eau est croissance et maturation. L’Eau grandit, et en grandissant devient même et autre :
« Comme les flots sur la rive, […] montent
Changeantes, de plus en plus haut. »
La vie du fleuve est à la semblance de celle du Familier : à la fougueuse jeunesse succède une paisible et tranquille tristesse et « nostalgie » (« Sehnen ») qu’il faut bien occuper, tromper par de « guten Geschäfte » qui sont les soins qu’il prodigue à ses « enfants » :
« Et qu’il est beau de le voir,
Loin des montagnes abandonnées,
Goûter le repos d’un lent voyage
À travers les campagnes allemandes,
Lorsqu’il donne apaisement à sa nostalgie
Par des actes pleins d’efficace, le Bâtisseur
Du pays, le Rhin, le Père !
À ses enfants bien-aimés portant nourriture
Dans les cités qu’il a fondées. »
Dans cette période de sa vie, le fleuve se fait soutien. Mais les « nourritures » qu’il apporte ne sont pas seules matérielles et, telles les autres puissances, il suit et soutient aussi les âmes — à l’exemple, Hypérion :
« Ma tente se dresse au bord de l’Eurotas et, quand je m’éveille après minuit, j’entends le vieux dieu fleuve devant moi murmurer ses conseils […] » .
Mais la course n’est pas finie, et le fleuve ne peut se satisfaire de ce traître repos fait d’oubli, si utile soit-il. Car oui, il a oublié qui est en fait son Père, et ce pour quoi il est né : pour le rejoindre :
« Et tu oublies ton origine, ô fils
De l’Océan […] ?
Ne reconnais-tu pas les hérauts d’amour
Qu’envoie ton Père, ces brises, ces souffles de vie ?
Et ne te touche pas, lancée d’en haut
Par le Dieu vigilant, la claire parole ?
Mais elle vibre au fond de ton cœur, déjà l’émeut,
Comme autrefois jouant au creux des rochers,
Et il se lève, il lui souvient de sa force,
Lui, le puissant, et voici qu’il se hâte,
Le nonchalant, et qu’il se rit de ses chaînes,
Les prend, les brise, et dans sa fureur s’en joue
Et, brisées, les jette ici et là
Sur la rive tonnante, et à sa voix
De fils des dieux s’éveillent les monts en cercle,
S’émeuvent les forêts, ce héraut, le gouffre
L’entend de loin, et frissonnante
La joie renaît dans le sein de la terre.
[…]
Mais lui a pris la route des Immortels ;
Car nulle part n’est sa demeure
Que chez son Père aux bras qui le reçoivent. »
Au rappel, le fleuve se souvient : des parents qui ne sont seuls les siens — de sa naissance, la Terre fut le lieu, et l’Éther la manière —, et de son Père originel, l’Océan, qui l’attend et l’espère. L’Eau fait ici figure de liant universel, car toutes les puissances autour d’elle sont rassemblées, par naissance ou occasion — et ce rassemblement est fête. Le ressouvenir est temps de fête, car il est promesse du retournement natal, du retour au Père et sa demeure, qui seule est au fleuve sienne. Pourquoi avoir tardé ? c’est qu’il fallait d’abord cheminer. L’homme, lui, en plus de cela parfois craint ce retour :
« Maint homme
A peur de remonter jusqu’à la source ;
Oui, c’est la mer
Le lieu premier de la richesse. »
Il en est pourtant qui savent leur lieu et le voudraient rejoindre :
« Souhaiterais-je être un des héros
Et que je puisse librement (…) le déclarer
Alors ce serait un héros de la mer. »
Il est frappant comme la destinée de l’Eau est semblable à celle du Familier : lui aussi souhaite ce retour aux dieux. Et comme le fleuve qui retourne à son Père se dissout dans l’Océan et vient le grandir encore, ce retour au dieux est une mort qui est une nouvelle vie :
« Périr ? Mais c’est
demeurer, pareil au fleuve enchaîné
Par le gel. »
Cette mort est vie, car ce n’est qu’un changement d’état, c’est âme et corps qui se dissolvent dans ce qui est plus grand et plus puissant qu’elle et lui : ainsi « Empédocle » et l’Etna son « Père ». L’Océan ne semble par ailleurs pas étranger au feu, faisant ainsi de l’Eau un curieux creuset où les Éléments une fois encore se retrouvent et se fondent :
« Mais dans sa profondeur
L’Océan sans un pli repose et brûle. »
*
IV — La vigne et la vallée, figures paradigmatiques du Divin.
Nous touchons à la fin de cette échelle des Puissances. Nous avons vu, à travers les manifestations de ces Puissances dans le monde, que toutes et chaque une ne sont aussi séparées, disctinctes, que notre programme aride le laissait supposer. Il existe, en plus de cela, certains lieux et moments privilégiés, chers à Hölderlin, car toutes les forces du divin s’y trouvent rassemblées — et propices en cela pour le Familier à une communion, à ce retour et « revoir sacré » que nous avons au fil des lectures précédentes esquissé. Ce sont des figures du divin à l’exemple. De ces lieux et moments, nous en avons choisi un seul , car il est aussi l’occasion de la définition de l’essence et place, dans la Nature, pour la Nature, du Familier sur le retour.
Ce lieu, c’est la vallée. Elle est le lieu qui somme toutes les puissances. Et en ce sens, ce lieu, la vallée, est l’ouverture même :
« Viens dans l’Ouvert, ami ! »
On la retrouve en de nombreux passages — à l’exemple :
« Dans tes vallées mon cœur s’est éveillé
À la vie, tes vagues ont joué autour de moi,
Et des collines gracieuses, ô voyageur !
Qui te connaissent, il ne m’en est pas d’étrangères.
L’air du ciel à leur cime bien des fois
A dénoué mes souffrances d’esclave ; et dans le val,
Comme la vie dans la coupe joyeuse,
Brillait la vague d’argent bleu.
Les sources des montagnes dévalaient vers toi,
Avec elles mon cœur, et tu nous emmenais
Vers la tranquille majesté du Rhin, vers ses
Villes en bas et ses îles bienheureuses. »
Voici comme on le pourrait représenter :
ÉTHER
LUMIÈRE
TERRE
EAU +/-
« Là-bas où sont les vagues du fleuve, si vives
Que celui qui passe au chemin leur jette un gai
Regard, là-bas, très haut, s’élèvent les
Monts aux contours paisibles et les vignes. »
Plus précisément, c’est la vallée, en automne, au crépuscule, c’est la vallée au moment des vendanges, et c’est d’abord pour les hommes temps de remerciement, de fête, et de célébration du sacré :
« Ainsi, encore une fois, j’aurai gravi la colline des grappes
Avant que la lumière ne descende aux lointains d’or.
Ah ! quelle aise est la mienne ! je tends avec fierté
(Comme si mes bras étreignaient l’infini) jusqu’aux nuages
Mes mains jointes, pour rendre grâce, avec une noble émotion,
À celui qui les crée, de m’avoir donné un cœur.
Pour partager l’heur des heureux, pour contempler le triomphe de l’automne,
Quand ils élèvent au-dessus d’eux la précieuse grappe avec
Une stupeur sereine, et qu’ils hésitent longtemps encore à confier
La baie brillante aux mains du pressureur — comme le vieillard
Ému sous ses boucles d’argent devant la vigne vendangée
Avec une joie pour le repas d’automne prend place parmi les petits
Et leur déclare, dans la surabondance de sa gratitude :
« Enfants ! tout est lié à la bénédiction du Maître ! »
[…]
Ô ma vallée ! ma vallée au pied de la Tek ! Je quitte
Ma montagne pour contempler dans la vallée les asiles de l’amitié. »
Et pour le Familier, ce lieu et moment prend une signification toute particulière, car il annonce le retour des dieux :
« Le jour d’automne dans sa plénitude est calme,
La grappe décantée, le verger rouge
De fruits, si déjà les gracieuses fleurs
Mainte est tombée remercier la terre.
Et dans les champs où sur le silencieux
Chemin je marche, des hommes satisfaits
Les biens sont mûrs, et mainte peine
Heureuse leur accorde la richesse.
Du haut du ciel douce à travers leurs arbres
La lumière contemple ceux qui oeuvrent,
Partageant la joie, car ce n’est par la seule main
Des hommes qu’il a pu croître, le fruit.
Et tu m’éclaires moi aussi, Dorée, et tu m’effleures,
Souffle, toi aussi, pour bénir, on dirait,
Comme autrefois ma joie, et sur mon cœur
Comme autour des heureux, tu viens errer ? »
C’est le temps du ressouvenir, qui est aussi espoir et promesse. C’est aussi, pour le Familier arrivé à ce point de son chemin, un temps nécessaire. C’est le temps, à l’image du crépuscule, où il faut :
« […] avec l’astre de la vie descendre !
» « Il te faudra toi aussi
Décliner, bel astre ! et le temps n’en est plus loin. »
C’est le temps du déclin, c’est le temps, littéralement, du désastre. C’est un temps qui approche et que le Familier anticipe. C’est un temps prophétique, c’est le temps du rêve :
« Au-dessus des mortels avec bonté vous bénissez,
Forces du ciel ! à chacun son domaine,
Oh ! bénissez le mien aussi, et que ne vienne
Trop tôt la Parque interrompre ce rêve ! »
C’est le temps du rêve, et le Familier souhaite ne pas mourir avant que ce temps proche mais à venir se réalise. Car ce temps doit être celui du don de soi :
« Oh ! donnez-vous à la nature avant qu’elle vous prenne ! »
C’est pourquoi le Familier prie les Parques de le laisser vivre pour qu’il puisse être et vouloir ce retour :
« Un seul, un seul été… Faites-m’en don, Toutes-Puissantes !
Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir,
Pour que mon cœur, de ce doux jeu rassasié,
Sache se résigner alors, et meure.
L’âme à qui fut déniée, vivante, sa part divine,
Cherche en vain le repos dans la ténèbre de l’Orcus.
Mais qu’un jour cette chose sainte en moi, ce cœur
De mon cœur, le Poème, ait trouvé naissance heureuse :
Béni soit ton accueil, ô silence du pays des ombres !
Vers toi je descendrai, les mains sans lyre et l’âme
Pourtant pleine de paix. Une fois, une seule,
J’aurai vécu pareil aux dieux. Et c’est assez. »
Car une dernière chose pour le poète reste à faire : chanter, car
« […] les poètes seuls fondent ce qui demeure […] » ,
chanter ce temps du ressouvenir, de la clarté revenue, du retour du corps, chanter d’un chant profond ce temps du retournement qui est aussi le dernier :
« […] les voici reconnues, les toutes
Vivantes, les puissances mêmes des dieux !
Tu voudrais les saisir ? Leur esprit souffle dans ce chant
Qui jaillit du soleil des jours et de la terre chaude,
Et des orages au haut des airs, et d’autres dans les abîmes
Du Temps plus longuement mûris, chargés d’un sens
Plus lourd, plus clair à notre cœur, qui suivent leur errante
Voie entre terre et ciel ou parmi les peuples.
Les pensées de l’Esprit unanime s’achèvent
En silence dans l’âme du poète,
Pour que cette âme, par elles brusquement
Frappée, et de l’Infini depuis longtemps connue,
frémisse de souvenirs et qu’au feu de l’éclair sacré, son fruit
Né dans l’amour, l’œuvre des hommes et des dieux, le
Chant trouve naissance
Heureuse, leur rendant un double témoignage. »
L’Œuvre du Poète, le Chant dernier — car le Familier sait cet « antique unisson », il sait qu’ici le temps de l’homme coïncide avec celui de la Nature, il sait que cet automne et ce crépuscule sont les siens :
« Ô désirs ! Enfants que vous êtes, et qui prétendez
Savoir ce qui peut se faire et se concevoir,
Et fous qui dites : Tu erres ! à la puissance
Qui est plus puissante que vous, mais c’est en vain,
Et rien, pas plus que les étoiles, ne retient
La vie qui poursuit sa course à l’achèvement. »
« Voici le jour de mon automne, et le fruit tombe
De lui-même. »
Et il sait, en fin, ce qu’il est, lui, le Familier : le fruit de la Nature, la vigne et le raisin. Et c’est là la raison de son Chant, dernier éclat, dernière lumière, la fleur avant le fruit :
« Je […] bois à vous,
À votre longue bienveillance ! vous mes Dieux !
Et à mon retour, Nature. Déjà
Tout change. Ô vous les Très-Bons ! et voici
Qu’avant ma venue vous êtes là ? et fleurir se doit
Avant de mûrir ! »
« Quand sur le vignoble s’enflamme
Et noir comme le charbon
Paraît, au temps
De l’automne, le vignoble, tandis que
Les tiges de la vie plus ardemment respirent
Dans les ombres de la vigne, Mais
Il est beau, l’âme,
De la déployer et la courte vie (…) »
Le Familier alors se rend compte de ses travers, de ses erreurs, et l’on comprend à présent le sens et la pertinence des métaphores usées pour signifier l’errance — en son double sens — de l’homme :
« J’avais grandi comme un cep de vigne sans tuteur, et mes sarments s’allongeaient au hasard sur le sol. »
« Follement nous errons. Comme la vigne vagabonde
Quand le tuteur se rompt qui la dirigeait vers le ciel,
Nous foisonnons au sol […] »
Ainsi finit ce jour, car le moment même de la mort, le moment du retour, est chose sacrée et secrète, et qui de ce fait est tue : toujours est passé sous silence dans les Empédocle l’épisode du saut dans l’Etna. Empédocle part et ne revient ; ses amis ne le trouvent plus, et comprennent. Alors, au lieu de pleurer, il se réjouissent, tout comme les puissances fêtent le retour de leur « préféré » :
« PAUSANIAS
L’astre ainsi est en fête
Pour descendre et les vallées
Ivres de sa lumière étincellent ?
PANTHÉA
Oui en fête il descend —
Ton préféré, Nature ! et grave,
Fidèle à toi, ta victime ! »
Car il n’est de raison que de se réjouir : c’est le moment où « l’inépuisable vérité » se fait jour, c’est le moment où apparaît au proche l’Ordre de la Nature :
« Ô toi, pensai-je, avec tes dieux, Nature ! moi qui ai rêvé jusqu’au bout le rêve des choses humaines, je dis que tu es seule vivante ; et tout ce que les âmes inquiètes ont inventé ou conquis fond comme perles de cire à la chaleur de tes flammes !
Depuis quand sint-ils privés de toi ? oh ! depuis quand leurs foules t’insultent-elles, toi et tes dieux, les vivants, les bienheureux taciturnes !
Les hommes tombent de toi comme fruits pourris. Absorbe-les, ils reviennent à tes racines. Que je puisse seulement, ô Arbre de vie, reverdir avec toi, entourer de mon souffle, dans une paix ardente, les mille bourgeons de ta couronne, car nous sommes tous issus de la même semence dorée !
Ô sources de la terre ! ô fleurs ! aigles, forêts, et toi, lumière fraternelle, notre amour est en même temps ancien et nouveau ! Nous sommes libres, et sans souci de nous ressembler extérieurement : comment les figures de la vie ne changeraient-elles pas ? Mais tous nous aimons l’Éther, et nos ressemblances profondes sont à l’intérieur.
Nous-mêmes, Diotima, nous ne sommes pas séparés, et pleurer sur toi serait le méconnaître. Nous sommes des notes vivantes, accordées dans ton concert, ô Nature ! Qui le romprait ? Qui diviserait les amants ?
Ô âme, âme ! Beauté du monde ! Toi l’indestructible, la fascinante, l’éternellement jeune : tu es. Qu’est-ce donc que la mort et tous les maux humains ? Que de paroles creuses ont inventé ces originaux ! Toute chose en fin de compte advient par désir, toute chose s’achève dans la paix.
Les dissonnances du monde sont comme les querelles des amants. La réconciliation habite la dispute, et tout ce qui a été séparé se rassemble.
Les artères qui partent du cœur y reviennent : tout n’est qu’une seule vie, brûlante, éternelle. »
« Encore une chose pourtant est
À dire. »
Épilogue — Bacchus et Nux.
« Encore une chose pourtant est / À dire […] », car l’histoire n’est pas encore terminée. Que devient Empédocle après qu’il s’est jeté dans le volcan ? Corps et âme dissouts dans le Feu, retournés aux Éléments, à la Nature — mais encore ? et après ?
« Laissez passer ce qui passe, les êtres ne passent que pour revenir, ne vieillissent que pour rajeunir, ne se séparent que pour s’unir plus étroitement, ne périssent que pour vivre d’une vie plus vivante ! »
« Toutefois, la perfection ne sera atteinte qu’en un lointain pays, […] celui du revoir et de l’éternelle jeunesse. Ici règne encore la pénombre. Mais ailleurs, sans doute, l’aurore sacrée se lèvera ; je ne puis y penser sans joie ; nous nous retrouverons tous, ce sera la grande réunion de tout ce qui aura été séparé. »
Après ? L’on n’en sait trop rien : c’est une affaire de foi, quoi qu’Hypérion et Mélite en disent. Une chose leur semble certaine : ce sera le temps du rassemblement, de la réunion, des retrouvailles tant attendues, ce sera le temps du mélange de ce qui était séparé. « Empédocle », en un moment de doute, à l’approche de la nuit, n’est plus sûr que d’une chose : c’est un grand changement qui vient :
« Je sens seulement, Ami, le déclin du jour !
Et l’obscurité me vient et le froid !
C’est le retour, ô cher ! non pas au repos,
[…]
non, autre est ce qui m’attend ! »
L’on ne sait la fin de l’histoire, cette chose « autre » au bout et début du chemin. N’en sait-on rien, vraiment ? Si l’on ne peut savoir la réalité de cette fin et commencement, le signifié, on en sait l’image et métaphore, le signifiant : la fin — moins comme terme que comme telos — du raisin, l’accomplissement de la grappe, c’est le vin :
« La grappe sur les feuilles fauves
Repose, espoir du vin,
Ainsi repose sur la joue
L’ombre du bijou d’or qui tremble
À l’oreille de la jeune fille. »
Et c’est alors un nouveau dieu qui naît de la vigne et du ciel :
« […] le fruit
De l’orage, l’être sacré, Bacchus. »
Bacchus est cette « autre » chose, dieu de mystère dont on ne sait que peu de choses, dont on ne sait que ce qu’en disent les poètes et leur chant de vérité :
« Il faut le dieu tonnant pour que le vin donne sa joie. […]
C’est pourquoi les poètes aussi chantent le dieu du vin, et leur louange
Vers cet antique dieu ne jaillit point d’une vaine et factice ferveur.
Oui leur parole est vraie : il est celui qui réconcilie
Le jour avec la nuit, guide éternel du chœur des astres alternés […] » .
« [Il] est celui qui réconcilie / Le jour avec la nuit, guide éternel du chœur des astres alternés » : qu’est-ce à dire ? Il nous semble ici toucher au côté obscur et caché de la Nature. Car avec le Vin vient la Nuit : qui dit Vin, dit Nuit. La Nuit est en effet la grande Absente : on ne la trouve qu’en de rares endroits chez Hölderlin. Voici le passage le plus frappant où celle-ci apparaît :
« Oh ! voici naître et frémir la brise aux feuilles extrêmes du bocage,
Regarde ! et le fantôme de notre univers, la lune,
Mystérieusement paraître ; et la fervente, la Nuit vient,
Peuplée d’étoiles, et tout indifférente à notre vie ;
La Donneuse d’émerveillements, l’Étrangère parmi les hommes
Aux cimes des monts là-bas s’éploie et brille dans sa mélancolique magnificence.
Ô miracle, ô faveur de la Nuit sublime ! Nul ne sait
La source, la grandeur des dons qu’un être reçoit d’elle.
C’est ainsi qu’elle meut le monde et l’âme des hommes chargée d’espérance,
Les sages même n’ont point l’intelligence de ses desseins, car tel
Est le vouloir du Dieu suprême qui t’aime de grand amour, et c’est pourquoi
Plus qu’elle encor le jour t’est cher où règne ta pensée.
[…]
et l’homme au cœur fidèle aime à plonger les yeux dans la nuit pure.
Qu’on lui dédie, ainsi qu’il sied, des chants et des couronnes !
Car elle est le trésor sacré des insensés et des morts,
Et perdure, elle-même éternel esprit pur de contrainte.
Mais qu’elle aussi […]
Qu’elle aussi nous donne l’oubli, qu’elle aussi nous donne l’ivresse
Sacrée et le jaillissement du verbe ! et qu’ainsi, comme des amants,
Yeux jamais clos, coupes à pleins bords, audace à vivre et sainte
Souvenance, nous traversions la nuit au comble de l’éveil. »
Le « chœur des astres alternés » : la Nuit et la Lune ne sont en effet pas sans semblance avec le Soleil et l’Éther :
« Le soleil, qui darde ses membres, et la lune douce […] » qui :
« Autour de la terre, […] tourne en cercle ses feux empruntés. »
Car, nous l’avons vu, l’Éther est aussi « celui qui meut l’univers » . Et si la Nuit elle aussi est « intelligence », elle a le défaut essentiel de n’être, pourrait-on dire, pensée lumineuse, au plein jour — c’est pourquoi elle est moins aimée du « Dieu suprême » que ne l’est le « jour ». Mais les similitudes s’arrêtent peu ou prou là, car la Nuit semble bien être la part obscure du Divin. La Nuit est Énigme. Elle est, au contraire de toutes les autres Puissances, qui sont au petit soin pour nous, « tout indifférente à notre vie » :
« …de la nuit déserte, aux yeux d’aveugle. »
Elle même ne semble pas avoir de relation ou société avec les autres Éléments : elle est l’« éternel esprit pur de contrainte ». La Lune, quant à elle, s’entoure de « myst[ère] », elle est « le fantôme de notre univers » : encore faut-il y croire. Là est, ce nous semble, la clef du mystère : il faut croire en la Nuit. Et bien peu y sont « fidèle[s] ». C’est pourquoi « Nul ne sait / La source, la grandeur des dons qu’un être reçoit d’elle. » Si la Nuit fait figure d’Absente, c’est parce qu’elle n’est chérie que d’une poignée d’élus — et quels « élus » ! La Nuit est seule « trésor sacré des insensés et des morts », les seuls hommes, mortels ou morts, « au cœur fidèle ». Parmi eux, entre eux — comment savoir où il se tient ? lui seul est peut-être l’insensé qui sait qu’il est déjà mort —, le Poète : lui seul la chante . « Lui seul » : car oui l’on est seul quand règne la Nuit. Pour Empédocle, vivre selon les Puissances, c’est déjà être seul, car c’est ne pas suivre la voie des hommes, c’est un « choix » de vie :
« Si, prenant appui sur ton cœur robuste,
Tu les contemples encore avec ferveur, en de purs exercices,
Ils seront là, tous, présents à tes côtés, au long de ta vie
Et Ils t’en accorderont d’autres, sans nombre. Seuls, Ils font croître
Toute chose en sa nature, selon la force donnée à chacune.
Mais si tu convoites les choses toujours nouvelles qu’on voit parmi les hommes,
Les misères innombrables qui émoussent le souci,
Vite, Ils te quitteront au retour du temps,
Avides de rejoindre leur race aimée.
Sache que tous ont leur sens et leur part de pensée. »
Oui l’on est seul quand règne la Nuit. C’est que le Poète n’y cherche ni n’y trouve les mêmes choses que durant le jour. Il veut et rencontre « oubli », « ivresse sacrée » et — c’est un Poète — « jaillissement sacré du verbe » : la nuit, le Poète est magnifique et, comme la Nuit, il « brille dans sa mélancolique magnificence ». La nuit est une manière de contrepoids, de contrepoint aussi, au Jour : c’est qu’il y a tant à maintenir : la « sainte / Souvenance » est faite d’oubli ; « l’ivresse / Sacrée » est nécessaire part de « l’audace de vivre » ; et si le Jour se passe à l’œuvre, la Nuit se passe « coupes pleins bords ». C’est Bacchus qui mène la danse et « guide » le pas : il rythme ces jours capitaux d’automnale et crépusculaire vallée : la nuit l’on boit ce qu’on récolte le jour. Bacchus est le véritable garant de l’équilibre entre hommes et Nature, il est le pont : c’est qu’il y a tant à maintenir, tant de penchants humains à tourner à la faveur de la Nuit — c’est qu’ils sont si loin et si proche du « comble de l’éveil » !
« Tout proche
et difficile à saisir, le dieu !
Mais aux lieux du péril croît
Aussi ce qui sauve. »
C’est pourquoi, à la Nuit et à Bacchus, aussi, il nous « faut être fidèle », étymologiquement : avoir la foi :
« Si ta foi [pistis], pour Eux que voici, n’avait matière où se fonder […] »
Car le retour se fait peut-être à leur faveur, et à celle de la Terre, « la ténébreuse » :
« Les fruits sont mûrs, baignés de feu, cuisant,
Et goûtés sur la terre ; une Loi veut
Que tout se glisse comme des serpents au cœur des choses,
Prophétique, rêvant sur
Les collines du ciel. Et il y a beaucoup
(Comme aux épaules une
Charge de bois bûché)
À maintenir. Mais perfides
Sont les sentiers. Oui, hors du droit chemein,
Comme des coursiers, s’emportent les Éléments
Captifs et les antiques
Lois de la Terre. Et sans cesse un désir vers ce qui n’est point
Lié s’élance. Il y a beaucoup
À maintenir. Il faut être fidèle.
Mais nous ne regarderons point devant nous, ni
Derrière, nous laissant bercer comme
Dans une tremblante barque de la mer. »
*
En guise de conclusion.
« … enchaînant une cime après l’autre / sans que ma parole suive un sentier unique. »
Ainsi se termine, ainsi commence, l’échelle des puissances que nous avons partialement tenté de construire. L’architecture d’ensemble en est simple, mais les ramifications au « bas » de l’échelle sont nombreuses. L’on pourrait la sommer ainsi : en haut et toute part, la Nature ; puis les Puissances élémentales et élémentaires : celles du côté « clair » (l’Éther, la Lumière, la Terre, l’Eau) et celles du côté « sombre » (la Nuit, le Vin et, à moindre degré ou en un certain sens et côté, la Terre) ; en fin, le Familier (qui semble être une manière de fruit du divin) et les autres hommes, qui vivent leur voie, séparés de la conscience du divin. Hölderlin parle bien peu de ces derniers, sinon pour dire leur erreur, l’erreur de leur choix de vie et de voie, qui ne mène pas à une vie vécue en harmonie avec la Nature : leur manquent fidélité et foi. L’on aurait certes pu parfois affiner l’analyse, mais c’eût été, ce nous semble, au détriment de cette vue d’ensemble que l’on a tenté de privilégier.
En corolle, nous avons pu toucher — avec « Empédocle » et, à un moindre degré, Hypérion — un thème et mouvement fondamental chez Hölderlin : celui fait de la trouvaille, de la séparation, et des retrouvailles. Il s’applique à maints couples : au Familier — nous l’avons vu — et ses dieux ; ou, comme en miroir, au Familier et la femme qui lui est proche (qu’elle se nomme Diotima, Mélite, Panthéa — Pan-Théa !—, ou Suzette Gontard) ; ou encore à l’homme et sa Patrie. Dans les textes de jeunesse de Hölderlin, l’on rencontre assez souvent l’émerveillement de la trouvaille, le moment, vécu comme sacré, de la découverte. Ce moment ne réapparaît que plus tard, et toujours à l’occasion d’un retour sur soi, à ce moment qui précède les retrouvailles et où le Familier se remémore avec nostalgie son premier contact conscient avec, par exemple, les Puissances. C’est un mouvement fort, fascinant et récurrent que celui-ci, qui pourrait être à lui seul le sujet d’une étude.
Cette étude porte sur Hölderlin. Si nous avons parfois cité Empédocle, ce n’est pas au premier chef parce que nous pensons qu’Empédocle peut éclairer la lecture de Hölderlin. Ce n’est pas exclu : nous pressentons surtout et étonnamment que l’inverse peut être vrai, mais nous nous garderons de l’affirmer ici : cela dépasse le cadre de ce modeste travail. Les grilles de lecture de ces deux poètes se recoupent, ainsi que nous l’avons dit sans l’expliquer, en au moins deux points : l’expérience du corps — inséparable d’une physique élémentale — et la poésie — inséparable de la manière dont cette élémentalité naturelle est ressentie et partagée : c’est le chant —, et pour cela, pour tant, Empédocle et Hölderlin ne sont pas si éloignés l’un de l’autre. Toutefois, il nous semble que les préoccupations diffèrent : Empédocle est bien plus « physicien » qu’Hölderlin, chez qui l’intériorité et son dire priment. Il faut ajouter que, bien évidemment, ils ne sont pas de la même époque, et qu’Hölderlin rêve une Grèce et un « Empédocle » revisités, pour ainsi dire, par le romantisme de la première génération. Par ailleurs, en rien les Empédocle ne se veulent fidèles : Hölderlin ne fait que donner forme à un matériau historique. Cette étude ne s’est par ailleurs pas bornée aux Empédocle, et couvre une grande partie des écrits d’Hölderlin, à l’exception des essais, lettres et traductions. Une des raisons de ce geste est qu’Hölderlin n’est pas ce qu’on pourrait appeler : « logiquement consistant ». Une étude scrupuleuse pourrait être consacrée au seul relevé des incohérences et inconsistances de vues entre les différents textes et périodes. Nous n’en voyons pas l’intérêt. Car c’est là une part de l’essence de la poésie : la liberté d’auto-contradiction, qui n’est pas même vécue telle par le poète. Le fleuve a trois pères et deux mères : et bien ? — c’est pourtant écrit : et bien ? — c’est impossible : et bien ? Qu’on nous pardonne cette trivialité, mais l’on voit bien la stérilité de la glose. Ce fait particulier rend au contraire le poème plus riche encore. Et ce n’est d’ailleurs que chose normale : les perceptions et sentiments évoluent à mesure de la journée, de la saison, des heurs — bons ou mals — de la vie. Quoi qu’il en soit, ici phûsikè et poésie vont main dans la main : sérieux et jeu, science et saveur, se mêlent en d’uniques mélanges. C’est ce qui fait aussi toute la difficulté de la chose. Et si l’on doit dire le souci récurrent de ce travail, ce serait le suivant : tenter de savoir ce qu’entend Hölderlin.
Car il est un de ces poètes pour lesquels les mots veulent dire quelque chose : tel mot ne vaut pas tel autre. Et, croyons-nous, conformément au mot d’ordre (car il a bien cette apparence) de Hölderlin, « [i]l faut être fidèle […] » : non qu’il faille respecter à tout prix textes, périodes et organisation de ceux-ci — bien sûr il faut être, pour une part et littéralement, scrupuleux : compter avec des pierres —, mais cela veut surtout dire qu’il faut prendre Hölderlin au mot, qu’il faut croire aux mots, à tous les mots qui nous sont donnés et que l’on lit, car ils ont un sens.
Bien sûr, d’un côté comme de l’autre, du point de vue du lecteur et de la lecture comme du côté du poète et de son chant, il n’est pas qu’un « sentier unique », ni même deux voies, montantes et descendantes. La lecture de Hölderlin que nous proposons est nôtre, et ne saurait engager qui que ce fût. L’on aura par ailleurs remarqué la presqu’absence de références. C’est que, par goût ou pesée, nous n’avons chez d’autres trouvé choses, soit en rapport à notre sujet, soit d’intérêt. Les lectures françaises et philosophiques d’Hölderlin sont nombre. Mais presque toutes sont marquées, plus ou moins directement, du signe de Heidegger, qui reste encore à « digérer » — selon le mot, aucunement « intempestif », de Nietzsche —, et à qui d’aucuns sont encore, à raison ou à tort, (trop) attachés. D’autres études, qui n’ont pas même parfois qu’accessoirement trait à notre sujet, ont été de grande stimulation — à commencer par celle ayant pour titre : Niezsche, Hölderlin et la Grèce , que l’on ne saurait consulter sans profit, et à laquelle nous n’avons que peu ou pas emprunté du fait de l’optique de notre travail. En suite, bon nombre d’études n’ont plus raison d’être, du fait qu’elles sont centrées sur la prétendue période de prétendue « folie » de Hölderlin qui s’étale sur presque quarante ans — « folie » à laquelle, avec Pierre Bertaux , entre autres, nous ne croyons pas. Il nous est toutefois heureux de constater, au vu des publications, tant par leur nombre que par leur qualité, que l’intérêt porté à Hölderlin, et la justesse de celui-ci, par « philosophes » ou « littéraires » — c’est que ces deux qualités ne se rencontrent que rarement de pair chez un même auteur —, ne faiblit pas et au contraire va, ce nous semble, croissant. Il est heureux de le constater, car « [e]ncore [mainte] chose pourtant est / À dire », qui n’est pas vaine.
*
* *
* *
TABLEAU RÉCAPITULATIF PARTIEL :
L’ÉCHELLE.
« LA GRANDE NATURE »
« Divin » = « Grande Nature »
(E1, p.480, p.485 ; E2, p.553)
« Nature divine » (E1, p.528)
« Nature éternelle […] transparente » (AEP, p.11)
« pressentie au loin » (E1, p.485)
« Nature infinie » (EF, p.585)
la « plénitude » et « l’esprit du Tout » (AEP, p.11)
« Grand Tout sacré », « Vie jaillissante ! accord intime ! » (E2, p.562)
« le grand accord avec tout ce qui vit » (EF, p.583)
« sa magique omniprésence, / Belle divinement, puissante, la Nature ! » (GPPI, p.833)
« ANTIQUE UNISSON »
(E1, p.480 ; E2, p.553)
« FORCES ERRANTES DU DIVIN »
(EP, p. 462)
« Puissances éternelles » (E1, p.478)
« nobles forces » (E1, p.523)
« les Immortels » (E2, p.552)
« ces immortelles Présences » (GPE, p.812)
« les éléments sacrés » (E3, p.566)
« forces souveraines » (E1, p.480)
« messagers de la Grande Nature » (E1, p.485)
« génies du monde » (E1, p.478)
« Vous les toujours / Jeunes, grands Génies de la vie » (E2, p.552)
« Génies de la Nature / Et de ses métamorphoses » (E1, p.523)
« puissances pures, jeunes à jamais » (E1, p.482)
qui toujours reviennent égales
« infatigables, toujours égaux dans leur force » (E3, p.566)
« dieux du ciel », « mainteneurs du monde » (GPO, p.774)
« Pères des projets lointains » (E3, p.579)
« Mais toi au-dessus des nuages
Père de la patrie ! puissant Éther ! et toi
Terre et lumière ! vous trois en Un, qui régnez et aimez,
Dieux éternels ! »
(GPE, p.802)
DIVIN ENVISAGÉ / FIGURÉ
DANS LE MONDE
Lumière
« Soleil »
(E1, p.485)
« Toute-vivante »
(E1, p.479)
« exacte »
(GPO, p.752)
« astre errant du jour »
(GPO, p.783)
« source des pensées »
(GPO, p.784)
« circule sereine autour des mortels »
(E1, p.479)
« lumière qui tout déploies »
(E1, p.478)
Éther
« l’éther bleu »
(GPO, p.796)
« Tranquille Éther »
(E1, p.478)
« Grand Réconciliateur »
(E1, p.478)
« Père »
(E1, p.480)
« souffle » guérisseur
(E1, p.524)
le « Tonneur »
(AEP, p.11)
« celui qui meut l’univers, / L’Esprit, l’Éther »
(E1, p.511)
Terre
« ô Changeante »
(E2, p.558)
« ténébreuse Mère »
(E3, p.571)
« vallée béante »
(GPÉ, p.815)
« la terre, incendie violent »
(GPO, p.785)
« feu divin »
(EP, p.457)
(Eau)
« le fleuve et son génie »
(GPO, p.791)
« le Méandre avec mille ruisseaux »
(GPPI, p.825)
« source »
(E1, p.510)
« Père Océan »
(E1, p.523)
« jaillissement pur »
(GPH, p.850)
TOPOS & FIGURE PARADIGMATIQUE :
LA VALLÉE
(AEP, p.7)
(EP, p. 459, p. 461)
(DAP, p.1023)
ÉTHER
LUMIÈRE
TERRE
EAU +/-
climax : Automne
climax : Crépuscule
Le crépuscule automnal en la vallée : les vendanges (EP, p. 461),
« l’Ouvert » (GPE, p.803).
Temps de la réconciliation,
du ressouvenir
du rêve,
du retour,
du « revoir sacré » de l’« aimé » (E1, p.524),
de « fête » des hommes et
« fête » des éléments (E2, p.562).
Temps nécessaire :
« Un seul, un seul été… Faites-m’en don, Toutes-Puissantes !
Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir »
(HP, p.109)
Temps du Déclin qui est accomplissement
Signe et image du Familier :
LA VIGNE MÛRE
Paradigme de l’œuvre du Divin
Moment où le Divin bénit le mûr
« les fruits sont mûrs, baignés par le feu, cuisants,
Et goûtés par la terre » (GPPI, p.831)
Moment de l’union :
Moment de la réconciliation des amants (les puissances et Empédocle) (E1, p.471)
Moment du retour des Familiers :
« fleurir se doit / Avant de mûrir » (E1, p.510)
« Voici le jour de mon automne, et le fruit tombe / De lui-même. » (E1, p.521)
Moment de la prise de conscience de la hiérarchie de la Nature avant le moment du retour
Moment du recueillement avant la cueillette
Moment du chant du retour avant la mort
Face sombre du Divin :
LE VIN
BACCHUS
« le fruit / De l’orage, l’être sacré, Bacchus »
(GPPI, p.835)
« il est celui qui réconcilie / le jour avec la nuit »
« guide éternel du chœur des astres alternés »
(GPE, p.812)
et
LA NUIT
(NUX)
(GPE, pp.808-809)
L’ÉCHELLE.
« LA GRANDE NATURE »
« Divin » = « Grande Nature »
(E1, p.480, p.485 ; E2, p.553)
« Nature divine » (E1, p.528)
« Nature éternelle […] transparente » (AEP, p.11)
« pressentie au loin » (E1, p.485)
« Nature infinie » (EF, p.585)
la « plénitude » et « l’esprit du Tout » (AEP, p.11)
« Grand Tout sacré », « Vie jaillissante ! accord intime ! » (E2, p.562)
« le grand accord avec tout ce qui vit » (EF, p.583)
« sa magique omniprésence, / Belle divinement, puissante, la Nature ! » (GPPI, p.833)
« ANTIQUE UNISSON »
(E1, p.480 ; E2, p.553)
« FORCES ERRANTES DU DIVIN »
(EP, p. 462)
« Puissances éternelles » (E1, p.478)
« nobles forces » (E1, p.523)
« les Immortels » (E2, p.552)
« ces immortelles Présences » (GPE, p.812)
« les éléments sacrés » (E3, p.566)
« forces souveraines » (E1, p.480)
« messagers de la Grande Nature » (E1, p.485)
« génies du monde » (E1, p.478)
« Vous les toujours / Jeunes, grands Génies de la vie » (E2, p.552)
« Génies de la Nature / Et de ses métamorphoses » (E1, p.523)
« puissances pures, jeunes à jamais » (E1, p.482)
qui toujours reviennent égales
« infatigables, toujours égaux dans leur force » (E3, p.566)
« dieux du ciel », « mainteneurs du monde » (GPO, p.774)
« Pères des projets lointains » (E3, p.579)
« Mais toi au-dessus des nuages
Père de la patrie ! puissant Éther ! et toi
Terre et lumière ! vous trois en Un, qui régnez et aimez,
Dieux éternels ! »
(GPE, p.802)
DIVIN ENVISAGÉ / FIGURÉ
DANS LE MONDE
Lumière
« Soleil »
(E1, p.485)
« Toute-vivante »
(E1, p.479)
« exacte »
(GPO, p.752)
« astre errant du jour »
(GPO, p.783)
« source des pensées »
(GPO, p.784)
« circule sereine autour des mortels »
(E1, p.479)
« lumière qui tout déploies »
(E1, p.478)
Éther
« l’éther bleu »
(GPO, p.796)
« Tranquille Éther »
(E1, p.478)
« Grand Réconciliateur »
(E1, p.478)
« Père »
(E1, p.480)
« souffle » guérisseur
(E1, p.524)
le « Tonneur »
(AEP, p.11)
« celui qui meut l’univers, / L’Esprit, l’Éther »
(E1, p.511)
Terre
« ô Changeante »
(E2, p.558)
« ténébreuse Mère »
(E3, p.571)
« vallée béante »
(GPÉ, p.815)
« la terre, incendie violent »
(GPO, p.785)
« feu divin »
(EP, p.457)
(Eau)
« le fleuve et son génie »
(GPO, p.791)
« le Méandre avec mille ruisseaux »
(GPPI, p.825)
« source »
(E1, p.510)
« Père Océan »
(E1, p.523)
« jaillissement pur »
(GPH, p.850)
TOPOS & FIGURE PARADIGMATIQUE :
LA VALLÉE
(AEP, p.7)
(EP, p. 459, p. 461)
(DAP, p.1023)
ÉTHER
LUMIÈRE
TERRE
EAU +/-
climax : Automne
climax : Crépuscule
Le crépuscule automnal en la vallée : les vendanges (EP, p. 461),
« l’Ouvert » (GPE, p.803).
Temps de la réconciliation,
du ressouvenir
du rêve,
du retour,
du « revoir sacré » de l’« aimé » (E1, p.524),
de « fête » des hommes et
« fête » des éléments (E2, p.562).
Temps nécessaire :
« Un seul, un seul été… Faites-m’en don, Toutes-Puissantes !
Un seul automne où le chant en moi vienne à mûrir »
(HP, p.109)
Temps du Déclin qui est accomplissement
Signe et image du Familier :
LA VIGNE MÛRE
Paradigme de l’œuvre du Divin
Moment où le Divin bénit le mûr
« les fruits sont mûrs, baignés par le feu, cuisants,
Et goûtés par la terre » (GPPI, p.831)
Moment de l’union :
Moment de la réconciliation des amants (les puissances et Empédocle) (E1, p.471)
Moment du retour des Familiers :
« fleurir se doit / Avant de mûrir » (E1, p.510)
« Voici le jour de mon automne, et le fruit tombe / De lui-même. » (E1, p.521)
Moment de la prise de conscience de la hiérarchie de la Nature avant le moment du retour
Moment du recueillement avant la cueillette
Moment du chant du retour avant la mort
Face sombre du Divin :
LE VIN
BACCHUS
« le fruit / De l’orage, l’être sacré, Bacchus »
(GPPI, p.835)
« il est celui qui réconcilie / le jour avec la nuit »
« guide éternel du chœur des astres alternés »
(GPE, p.812)
et
LA NUIT
(NUX)
(GPE, pp.808-809)
BIBLIOGRAPHIE
L’on trouvera ici l’ensemble des textes acquis et consultés. Tous n’ont pas de rapport direct avec le travail présenté, en particulier du fait de la restriction progressive des termes mêmes de cette étude à fin qu’elle entre dans le format d’un mémoire de maîtrise. Il est maints thèmes que l’on eût aimé aborder ici sans en avoir la place : on les trouvera en filigrane dans cette bibliographie.
Il faut noter qu’il n’existe pas de traduction intégrale de Hölderlin en Français : manquent pricipalement, et à tort, la majorité des poèmes de jeunesse — la sélection desquels n’est heureusement pas identique dans les différentes éditions accessibles au public français.
I — HÖLDERLIN
A — Sources primaires :
HÖLDERLIN Friedrich, Gesammelte Werke, 4 vol., Einleitung : Wilhem BÖHM, Eugen Diederichs, Iena, 1911.
HÖLDERLIN Friedrich, Gesammelte Werke, 3 vol., Einleintung & Auswahl seiner Briefe : Wilhem BÖHM, Eugen Diederichs, Iena und Leipzig, 1905.
HÖLDERLIN Friedrich, Werke in einem Band, Carl Hanser Verlag, München & Wien, 1990.
HÖLDERLIN Friedrich, Œuvres, « Bibliothèque de la Pléiade », « nrf », Gallimard, Paris, 1967. Dir. Philippe JACCOTTET.
HÖLDERLIN Friedrich, La mort d’Empédocle — texte établi et traduit pour leur film par Danièle HUILLET et Jean-Marie STRAUB, Ombres, Toulouse, 1987.
HÖLDERLIN Friedrich, Poèmes (Gedichte), « Bilingue des Classiques étrangers », Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1949. Trad. & préface Geneviève BLANQUIS.
B — Sources secondaires :
BERTAUX Pierre, Hölderlin ou le temps d’un poète, « nrf », Gallimard, Paris, 1983.
BLANCHOT Maurice, « L’itinéraire de Hölderlin », in L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955.
COLLECTIF, Nietzsche, Hölderlin et la Grèce. Actes du colloque organisé par le Centre de Recherches d’Histoire des Idées à Nice, en février 1985, recueillis par Édouard GAÈDE, Publications de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de Nice, n°34, Les Belles Lettres, Paris, 1988.
COLLECTIF, Hölderlin, le temps des poètes, « détours d’écriture », Noël Blandin, Paris, 1991.
COLLECTIF, Hölderlin — Robert Desnos — Poésie du Portugal, « Europe, revue litttéraire mensuelle », no 851, mars 2000, Paris.
COURTINE Jean-François (dir.), Hölderlin, Éditions de l’Herne, n°57, Paris, 1989.
CRAYSSAC Marie, Études sur l’« Hypérion » d’Hölderlin, Thèse présentée à la Faculté des Lettres de l’Université de Nancy, M. Colin, Nancy, 1924.
DASTUR Françoise, Hölderlin. Le retournement natal. Tragédie et modernité & Nature et poésie, encre marine, La Versanne, 1997.
GUERNE Armel (prés.), Les romantiques allemands, « Bibliothèque européenne », Desclée de Brouwer, Paris, 1963.
HEIDEGGER Martin, Approche de Hölderlin, « tel », Gallimard, 1973.
Trad. Henry CORBIN, Michel DEGUY, François FÉDIER & Jean LAUNAY.
JASPERS Karl, Strindberg et Van Gogh, Hoelderlin et Swedenborg, « Philosophie étrangère », Les Éditions de Minuit, Paris, 1953.
Trad. Hélène NAEF. Préface Maurice BLANCHOT.
KOMMERELL Max, Le chemin poétique de Hölderlin, Aubier, Paris, 1989.
LÉONHARD Rudolf & ROVINI Robert, Hölderlin, « Poètes d’Aujourd’hui », Pierre Séghers, Paris, s.d.
MOSSÉ Fernand (dir.), ZINK Georges, GRAVIER Maurice, GRAPPIN Pierre, PLARD Henri & DAVID Claude, Histoire de la littérature allemande, Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1959.
SELDEN Camille, L’esprit moderne en Allemagne, Didier & Cie, Paris, 1869.
ZWEIG Stefan, Le combat avec le démon : Kleist, Hölderlin, Nietzsche, Pierre Belfond, Paris, 1983. Trad. Alzir HELLA.
C — Connexe :
SCHWAN Chrétien Frédéric, Dictionnaire abrégé et portatif Allemand-François…, Schwan & Götz, Mannheim, 1810.
II — EMPÉDOCLE
A — Sources primaires :
BOLLACK Jean, Empédocle, II — Les origines, édition et traduction des fragments et des témoignages, « Tel », Gallimard, Paris, 1992.
[DUMONT Jean-Paul,] Les écoles présocratiques, « folio/essais », Gallimard, Paris, 1991.
BATTISTINI Yves, Empédocle — légende et œuvre — Sur la Nature. Purifications., « La Salamandre », Imprimerie nationale Éditions, Paris, 1997.
B — Sources secondaires :
BOLLACK Jean, Empédocle I —Introduction à l’ancienne physique, « Tel », Gallimard, Paris, 1992.
Empédocle III — Les origines, commentaires 1 et 2, « Tel », Gallimard, Paris, 1992.
NIETZSCHE Friedrich, Les philosophes préplatoniciens, « polemos », Éditions de l’Éclat, s.l., 1994.
C — Connexe :
BROWNE Henry, Handbook of Homeric study, Browne & Nollan Limited, Dublin, 1905.
BURTON Rev. Edward, An introduction to the metres of the Greek tragedians, M.A. Nattali, London, 1841. 5e éd.
***
Notes en vrac...
GPO, « Chiron », p.785.
L’on ne veut pas nier par là les grandes différences qui toutefois exitent entre ces deux poètes — différences, comme points communs, dont on ne verra pas ici le détail.
E3, I, 3, p.577.
L’on retrouve l’éveil en ce passage encore plus bref : « […] Oh, ce temps ! / Ces délices de l’amour quand mon âme, / Comme Endymion, éveillée par les Dieux / De sa somnolence d’enfant, s’ouvrit / Et vivante vous connut, ô vous les toujours / Jeunes, grands Génies de la vie […] » (E2, I, 2, p.552).
E1, I, 1, p. 468. « Ein furchtbar allverwandelnd Wesen ist in ihm. »
Paul ÉLUARD, Donner à voir, « nrf », Gallimard, Paris, 1939.
E1, II, 4, p.528.
E1, I, 4, p.480 ; I, 5, p.485 ; E2, I, 3, p.553.
E1, p.528.
E1, I, 4, p.479.
EF, p.585, plan du quatrième acte.
E1, II, 8, p.537.
AEP, « Le Génie de l’Audace », p.11.
E1, I, 5, p. 485.
E2, fin de l’acte deuxième, p.562. « o heilig All ! / Lebendiges ! inniges ! »
E1, II, 4, p.529.
EF, p.583.
GPPI, « Comme au jour du repos », p.583.
E1, I, 4, p. 480 (trad. Robert ROVINI pour les trois versions d’Empédocle).
Car c’est en effet de tout son corps, d’une expérience totale, que l’on peut seulement connaître et reconnaître :
« Allons, Pausanias ! regarde de tous tes sens comment apparaît chaque chose,
sans accorder, puisque tu as la vision, plus de confiance < à tes yeux > qu’à l’ouïe
ni à l’ouïe riche de bruits plus qu’aux évidences goûtées par la langue.
À aucun des autres organes, autant qu’un passage par eux s’ouvre à la connaissance,
ne refuse ta foi : connais selon son apparaître chaque chose. »
(fr. 3, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p. 65).
Fr. 115, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.113. Empédocle se croit ainsi prisonnier d’une façon de cercle dynamique élémental des réincarnations à fin d’expier ses fautes. Nous soulignons.
E3, I, 3, p. 575.
E1, I, 4, p. 480. Nous soulignons.
E2, I, 3, p. 553.
E1, I, 3, p.478.
E2, I,3, p.552.
E3, I, 2, p.566.
E1, I, 4, p.482.
E1, II, 4,p.523.
GPE, « Le pain et le vin », 6., p.812.
E1, I, 3, p.478
E1, I, 4, p.480.
GPPI, « Comme au jour du repos », p.583.
E1, I, 5, p.485.
Par ailleurs, l’on ne peut vraiment trancher quant au poids du « pressentir », par rapport au « voir » par exemple, dans cette « découverte » de la Grande Nature. Nous avons dit que connaître la Grande Nature relève des choses du corps, d’un sentir et pressentir. Nous avons dit, aussi, le « voir » autre et autrement du Familier, qui la voit et donc la sait telle qu’elle est en vérité. Il ne faut pas voir là, comme ailleurs, de paradoxe : nous n’avons ici que faire de la logique. Le voir aussi est une façon du sentir, et quelle logique mettre dans les choses du corps ? Question de perspective, ici encore. Et chose du poème. Gardons plutôt en mémoire ce mot pénétrant de poète : « Do I contradict myself ? / Very well then I contradict myself, / (I am large, I contain multitudes.) » : Walt WHITMAN, Leaves of Grass, « Song of myself ».
E1, I, 4, p.482.
E2, I, 3, p.552.
AEP, « Le Génie de l’Audace », p.11.
E2, fin de l’acte deuxième, p.562.
GPPI, « Comme au jour du repos… », p.834.
Fr. 28, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.81.
Fr. 47 (B 13), BOLLACK, Empédocle, II, p.23.
E2, I, 3, p.552.
H, II, 2, p.258.
E1, I, 3, p. 478.
E1, II, 4, p.523.
Fr. 501 (B 59), BOLLACK, Empédocle, II, pp.180-181.
BOLLACK, Empédocle, III, p.418.
GPO, « Cours de la vie » (« Lebenslauf »), p.774.
E3, I, 2, p.566.
EP, « Mon domaine » (« Mein Eigentum »), p.462.
E1, I, 5, pp.484-485. Nous soulignons. Ici, Empédocle vise et s’adresse à la « male clique » d’Hermocrate le prêtre.
E3, I, 2, p.566. Nous soulignons. Empédocle décrit ici le voisinage de l’Etna sur lequel lui et Pausanias, exilés, demeurent.
EP, « Mon domaine » (« Mein Eigentum »), p.462. Là, le poète trouve réconfort dans son propre chant, cet « amical asile », et dans son « domaine » d’où « l’Instable » est banni, favorisant par là même la création poétique.
Car l’on ne saurait lire ce mot au sens radical de : être dans l’erreur.
Fr. 7, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.65.
Fr. 6, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.65.
« Notes et commentaires », 6-7, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.134.
Fr. 22, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.75.
Fr. 450 (B 71), BOLLACK, Empédocle, II, p.161.
GPE, « L’errant », p.802.
E2, I, 3, pp.552-553.
E3, I, 2, p.566.
GPÉ, « Ménon pleurant Diotima », 4, p.796.
GPO, « Chiron », p.785.
AEP, « Au Génie de l’Audace », p.11.
E3, I, 1, p.563.
GPH, « Le Rhin », p.850.
Fr. 384 (cf. B 149), BOLLACK, Empédocle, II, p.125.
Pour Empédocle, ce sont bien plutôt tous les éléments qui sont, par arrangement, géniteurs de toutes choses : il n’est pas de préférence ni d’affection :
« Ce sont les éléments : tout ce qui fut, tout ce qui est et sera
germe par eux, arbres, hommes et femmes,
les bêtes, les oiseaux et les poissons nourris de l’onde,
et les dieux à la longue vie, comblés d’honneurs.
Les mêmes, ce sont les éléments : bondissant les uns au travers des autres
ils deviennent des fomes diffentes. Tant le mélange entre eux crée de permutations ! »
(Fr. 21, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.75).
E1, I, 4, p.480.
All. : « heilend ». La référence à l’eau n’apparaît qu’à la traduction.
Terre.
E2, I, 3, p.553.
C’est toute l’histoire d’« Empédocle », qui, rapidement dit, à la suite d’un « blasphème », « perd » ses dieux et tente de se les attacher à nouveau : « […] Être seul / Et sans Dieux, voilà la mort » (E2, I, 3, p.555).
E2, I, 3, p.552.
E1, I, 3, pp.477-478.
E1, II, 4, p.524.
GPO, « Larmes », p.786.
En ce sens, l’on pourrait dire que l’amour est, entre autres, ce qui lie l’homme au dieu et le dieu à l’homme — se rapprochant quelque peu ainsi d’Empédocle :
« … Amour liant. »
(Fr. 402 (B 19), BOLLACK, Empédocle, II, p.131).
« Ainsi toute chose a sa part de souffle [pnoiès] et de senteurs. » (Fr.556 (B 102), BOLLACK, Empédocle, II, p.209.)
E1, II, 4, p.525.
HP, « À l’Éther », p.107.
HP, « À l’Éther », p.107.
E3, I, 2, p.566.
HP, « À l’Éther », p.107.
E1, II, 3, p.511.
Il faut aussi lire ce mot, Geist, avec tout ce qu’il a de connoté en Allemand, à l’époque —et garder « à l’esprit » que Hölderlin et Hegel étaient amis. Même si l’on peut penser, à la lettre, et avec Pierre BERTAUX : « Et l’ami de Hegel, Hölderlin, suggérait que le Geist, l’équivalent du spiritus latin, du pneuma grec — le Geist, c’est du vent. » (Pierre BERTAUX, « Hölderlin et Nietzsche étaent-ils des malades mentaux ? », in COLLECTIF, Nietzsche, Hölderlin et la Grèce, p.13.)
E3, I, 3, p.578.
GPH, « Grèce », troisième version, p.917.
GPO, « L’aède aveugle », p.783.
E2, I, 3, p.555.
HP, « À l’Éther », p.107.
HP, « À l’Éther », p.107.
HPB, « Les dieux », p.177.
HPB, « Die Götter », p.176.
E1, I, 5, p.485.
E3, I, 2, p.566.
Fr. 337 (B 41), BOLLACK, Empédocle, II, p.113.
GPO, « L’aède aveugle », p.782-783. Nous soulignons.
D’où, en partie, le regret de l’aède aveugle qui pleure cet éden perdu.
GPO, « Chiron », p.783.
E2, I, 2, p.552. Hölderlin souligne.
E1, II, 4, pp. 523-524. Nous soulignons.
EP, « Mon Domaine », p.463. Nous soulignons.
EP, « Mon Domaine », p.462. Nous soulignons.
E2, I, 2, p.552.
GPO, « Chiron », p.784. Nous soulignons.
E1, II, 3, p.511.
E1, I, 4, pp.479-480. Nous soulignons.
Gardons cette métaphore en mémoire.
E1, II, 4, pp. 523-524.
E1, I, 3, p.478. Nous soulignons.
GPBA, p.941. Nous soulignons.
E1, I, 4, p.480.
E1, II, 4, p.523.
E2, Fin de l’acte deuxième, p.558.
E3, I, 2, p.566.
E2, I, 2, p.549.
E3, I, 3, p.578.
L’Éther, et non, on le remarque, le Soleil — et ce serait bien l’Éther, ici, qui dispense la « lumière », car l’on ne saurait voir en la « source du ciel », le Soleil. À moins de voir cette « source du ciel » comme une simple métaphore (elle « abreuve de lumière»), et de considérer, le cas échéant, que tous deux, Éther et Soleil, sont Pères. Toutefois, nous ne le ferons pas — même si c’est ici probablement le cas —, eu égard à la récurrence du seul couple Éther-Terre.
Fr. 77-78, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.95.
Il n’est pas sans rappeler Ouranos et Gaia…
GPÉ, « Retour », 1, p.815.
GPPI, « Le coin du Hahrdt », p.832.
Fr. 224 (B 54), BOLLACK, Empédocle, II, p.87. Jean Bollack commente ainsi : « Après que l’éther eut suivi ses propres voies dans le tourbillon des cendant, il descend dans la terre sous l’amour de l’autre. Il faut, en effet, de l’air dans la terre-mère pour que pousssent les arbres et le reste. […] Dans le monde sans Tartare d’Empédocle, l’éther pousse vers la terre elle-même et vers le centre. Sa fonction est de lier l’extrémité au milieu et, en nourrissant par ses racines, d’unir le Ciel à la Terre. » (BOLLACK, Empédocle, III, pp.226-227.)
GPPI, « Comme au jour du repos… », p.834.
E2, I, 2, p.549.
E3, I, 3, p.579.
E1, II, 4, p.523.
GPO, « Chiron », p.785.
GPPI, « Comme au jour du repos… », p.834.
EP, « Empédocle », p.457.
E1, II, 3, p.511.
GPÉ, « Le Pain et le Vin », 3, p.809.
Fr. 226 (B 52), BOLLACK, Empédocle, II, p.89.
E3, I, 2, pp.570-571. Il est frappant que ce soit l’une des seules occurrences de la Nuit, qui n’est pas fondamentalement présente chez Hölderlin. L’on peut par exemple voir en ce passage, comme en d’autres, une figuration de la dualité du monde, de l’homme, des dieux, des choses, en lesquels « Nuit » et « Éther », ombre et lumière, coexistent. L’on s’en expliquera plus tard (cf. Épilogue — Bacchus et Nux).
GPÉ, « Le Pain et le Vin », 3, p.809. Hölderlin souligne.
E1, II, 3, p.511.
E1, I, 1, p.470.
E1, I, 4, p.480. Nous soulignons.
E2, I, 3, p.553. Hölderlin souligne.
E3, I, 1, p.563.
EP, « Empédocle », p.457.
H, II, 1, p.238.
GPO, « Ganymède », p.791.
E1, II, 4, p.523.
AEP, « Les miens », p.5.
EP, « Au matin », p.458.
GPPI, « L’Archipel », p.825.
E1, II, 3, p.510.
Ainsi, pour Empédocle, la mer est « sueur de la terre » (fr. 394 (B 55), BOLLACK, Empédocle, II, p.127).
E2, I, 2, p.549.
E1, II, 4, p.523.
EP, « Heidelberg », p.459.
HPB, « Heidelberg », p.175.
GPH, « Le Rhin », p.850.
GPH, « Le Rhin », p.850.
GPH, « Le Rhin », p.851.
GPH, « Le Rhin », p.850.
GPO, « Ganymède », p.791.
GPH, « Le Rhin », p.851.
EP, « Au matin », p.458.
GPH, « Le Rhin », p.851.
H, II, 1, p.232.
GPO, « Le fleuve enchaîné », p.790. Bien sûr, l’image est celle du fleuve lors pris dans la glace qui se rompt au printemps, libérant le fleuve de ses chaînes, qui continue sa course vers la mer.
GPH, « Souvenir », p.876.
GPHE, « Colomb », p.907.
E1, II, 5, p.533.
GPHE, « Grèce », première version, p.916.
E1, II, 4, p.524.
Nous en avons choisi un seul, mais ces lieux et moments privilégiés sont nombre, que ce soient entre autres l’Archipel, l’île après la pluie, l’aurore, les autres saisons (les « Dernières années » : 1807-1843, par exemple, ne regroupent pas moins de cinq poèmes sur le printemps, quatre sur l’été, cinq sur l’hiver).
GPÉ, « La promenade à la campagne », p.803.
EP, « Le Neckar », pp.459-460. Nous soulignons.
DAP, « Quand s’épanche du ciel… », p.1023.
AEP, « La Tek », pp.7-8. Nous soulignons.
EP, « Mon domaine », pp.461-462-463.
E1, II, 4, p.524.
E1, I, 1, p.468. Panthéa à propos d’« Empédocle ».
EP, « Mon domaine », pp.461-462-463.
E1, II, 4, p.522.
HP, « Aux Parques », p.109. Hölderlin souligne. Nous surlignons.
GPH, « Souvenir », p.876.
GPPI, « Comme au jour du repos… », pp.834-835.
E1, II, 4, p.525. Nous soulignons.
E1, II, 4, p.522.
E1, II, 3, p.510. Nous soulignons.
GPPF, fr.50, pp.929-930.
H, I, 1, p.141.
HP, « À l’Éther », p.108.
E2, fin de l’acte deuxième, p.562.
E1, II, 8, p.538.
H, II, 2, pp.272-273.
GPHE, « À la Madone », p.892.
H, Fragment Thalia, p.129.
H, Fragment Thalia, p.129.
E2, I, 3, p.551. Nous soulignons.
GPHE, « La grappe », p.886.
GPPI, « Comme au jour du repos… », p.835. Chez Empédocle, le vin, qui n’a plus grand’chose de divin, est issu d’un mélange différent :
« Le vin : depuis la sève par l’effet dans le bois de la putréfaction de l’eau. »
(Fr. 81, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.95), ou, ainsi que le traduit Jean Bollack (fr. 595 (B 81), BOLLACK, Empédocle, II, p.227) :
« L’eau de la sève, pourrie dans le bois, tourne en vin. »
GPÉ, « Le pain et le vin », p.812. Hölderlin souligne.
GPÉ, « Le pain et le vin », 1-2, pp.808-809. Nous soulignons.
Fr. 360 (B 40), BOLLACK, Empédocle, II, p.117.
Fr. 368 (B 45), BOLLACK, Empédocle, II, p.118.
E1, II, 3, p.511.
Fr. 344 (B 49), BOLLACK, Empédocle, II, p.115.
Et l’on peut bien compter Ommar Khayyam au nombre de ceux-ci.
Fr. 699 (B 110), BOLLACK, Empédocle, II, p.263.
GPH, « Patmos », p.867.
Fr. 450 (B 71), BOLLACK, empédocle, II, p.161.
GPPI, « Les fruits sont mûrs… », pp.831-832. Hölderlin souligne.
Fr. 24, BATTISTINI, Empédocle — Légende et œuvre, p.77.
Et s’il est un autre trait qui distingue Hölderlin d’Empédocle, c’est bien l’absence de femme chez ce dernier.
C’est bien évidemment faux : il a, sommairement, deux pères et une mère (cf. III, D). Ineptie pour l’exemple.
Cf. Bibliographie.
Pierre BERTAUX, « Hölderlin et Nietzsche étaent-ils des malades mentaux ? », in COLLECTIF, Nietzsche, Hölderlin et la Grèce.
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