dimanche 5 avril 2009

N (2004), chapitre quatrième.


Chapitre quatrième,
Où l’on fait la connaissance de deux curieux personnages,
Et où l’on assiste
À une étrange réunion.


La porte s’ouvrit sous la poussée, comme mise sur rails. Des gens scrupuleux qui ne laissent rien au hasard ! Un air frais, qui sentait quelque peu le renfermé, sortit en courant — c'est-à-dire comme il se doit — par cette voie nouvellement percée. Dans sa précipitation apparente, il bouscula N et ne demanda pas même qu’on l’en excusât. Pfff, tous pareils ces petits jeunes : aucun savoir-vivre. Si ça ne tenait qu’à moi… N fut sorti de ses réflexions correctionnelles par la voix du vieil homme :

« — Allons ! venez, mais ne touchez à rien !
— Ça va, ça va, je ne suis plus un gosse. »

N s’y attendait : l’entrée passée puis close, l’on se trouvait dans un couloir ponctué de portes closes, elles aussi — le tout très sombre, éclairé par de sporadiques bougies dont la cire semblait figée, et garni-meublé dans la veine 1880 et des poussières (beaucoup de poussières). Quel cliché, déplora N. Je parie que le reste suit et semble. Et en effet, ce qui suivait ne détonnait en rien avec le reste.

« Allons, allons ! L’on nous attend. »

Le petit vieux tourna à droite tout au bout du couloir (Elle est immense cette baraque.) et commença l’ascension d’un étroit escalier en colimaçon. C’est Yeats qui serait content : il est pas mal du tout celui-là. N mit ses pas dans les siens, et ils débouchèrent sur un autre couloir, assez semblable au précédent. Le vieil homme s’arrêta au seuil de la troisième porte à main droite. Il se tourna lentement, voûté, vers N :

« — Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, ainsi que de votre promesse, jeune homme !
— Oui, oui, fit l’autre, un poil excédé. »

Le dit voûté sourit malicieusement de son demi-sourire. Il n’est vraiment pas très beau à voir, tout conte fait. (N était friand de ces jeux de mots idiots qui, quoi qu’on en dît, avaient souvent un sens, et qui, quoi qu’il en fût, l’amusaient beaucoup — et cela lui suffisait amplement.) Le vieux toqua, puis entra sans attente d’invite : cela semblait être coutume. N pénétra à sa suite dans une pièce — ô surprise — toute circulaire. Tiens, ça me rappelle Huysmans — c’est quoi le nom de ce bouquin déjà ?

« Bonsoir bonsoir, mes amis !, fit le petit vieux qui semblait déjà moins vieux et moins petit. Vous connaissez notre invité de ce soir. (Eh eh, mais ma parole c’est une conspiration.) Mais laissez-moi vous introduire. (Tiens, il n’y a pas que moi qui fait des anglicismes.) À main gauche… »

N, qui était lors assez distrait, fit circuler son regard sur les personnes assemblées au tour de la table (ronde) qui seule en son centre meublait la pièce (ronde, je vous le rappelle).

« À main gauche (le geste ample accompagne le mot), Mr Jean. »

C’était un petit bonhomme, qui semblait de taille moyenne (il était assis), avec une moustache joliment fournie, rasé (et pas exactement de près), début de calvitie et catogan pour le reste. À l’instar de l’introducteur, depuis son entrée dans la pièce, il paraissait assez vieux, mais spectaculairement gaillard pour son âge. Il était vêtu d’un mélange pour le plus curieux, et pour le moins décalé par apport à la mise en pièce de la bâtisse — c’est dire : un T-shirt blanc cassé, sous une veste de lin beige, probablement assortie au pantalon (ou l’inverse) et, pendant à son cou par de fins fils de cuir, une manière de blason doré, ou d’écusson, qui représentait une petite chose que N ne distinguait guère dans la pénombre ambiante. Encore un nostalgique des Amérindiens, je parie. Il posa, dans le cendrier en fonte qui se trouvait sur la table, un cigare consumé, d’un geste qu’il accompagna d’un signe de tête à l’attention de N.

« À main droite, Mr Black. »

À main droite, se redressa dans son fauteuil, tout d’une blanche tunique vêtu, un énorme homme noir — je veux dire qu’il est très gros, et noir de peau —, si gros, en fait, que son visage paraissait disparaître sous ses joues. De sa face ne restaient qu’un tout petit nez, des lèvres qui, proportionnellement, semblaient diablement épaisses, et deux petits yeux difficiles à déchiffrer, qui saillaient sous leurs paupières boursoufflées. L’on passera sur le double, triple, voire, quadruple menton, les bajoues immenses plus que de raison, et une coupe afro (vous savez : ces cheveux raides et hirsutes qui forment ensemble une formidable boule pileuse) qui augmentait encore le volume impressionnant de cet homme. N s’attarda sur les doigts qui seuls émergeaient de sous la table : l’on eût dit, dans la pénombre ambiante, dix boudins (noirs) fort appetissants.

« Enchanté », fit N.

Mr Black resta figé dans cette attitude dont on ne sait si elle vous est favorable ou fatale.

« Et quant à moi, reprit le petit vieux, puisque vous ne m’avez demandé mon nom…
— Un nom ne se mande pas : il se donne, coupa N avec un sourire.
— Ah ah, bien bien. Je me nomme Dvtarmielevscu. Mais vous pouvez m’appeler Dmitriu.
— À l’échéance.
— Ah ah, oui oui oui, ne vous en faites pas. (Un temps.) Bien. À présent, prenez place, je vous prie. »

Tous regardèrent en direction de N, qui à son tour regarda en son tour, et vit avec étonnement qu’une chaise se trouvait disposée à quelques décimètres derrière lui. Comment diable… ?

« Vous ne croyez pas si bien dire », fit une voix profonde de basse naturelle. (C’était le gros homme noir.) Oh, un Barry White.
— C’est mon arrière petit-fils.
— Ah oui ? fit N.
— Non : je plaisante. »

N s’était bien rendu compte que ce curieux personnage au moins, pouvait lire dans sa tête. Il avait dès lors jugé plus prudent — l’on ne sait jamais — de cesser ses ponctuations intérieures pour le moment, et de faire à son habitude : rétablir un strict silence cérébral. Puis, ainsi que prié, il prit place sur la chaise qui l’attendait, un peu en retrait de la table. Le petit vieux reprit la parole.

« — Bien. À présent nous pouvons commencer la séance. Jean, vous avez la liste relative à l’ordre du jour de ce soir ?
— Hin hin hin, fit Mr Jean, l’ordre du soir, donc.
— Ah ah, c’est cela, mon ami. Procédez, je vous en prie.
— Je procède, je procède… Les veinards de ce soirs sont… (Il déplia un bout de papier qu’il venait, selon toute apparence, de sortir de nulle part, et qu’il lut.) … Dominique Malepoix. Carl Engelsseele. Jean-François Treille. Marc Delpaille.
— C’est tout ? fit Black.
— Ce n’est pas moi qui décide, répondit l’autre.
— Tant mieux : ce sera vite expédié, si je puis dire ! fit le troisième. Procédons dans l’ordre, si vous le voulez bien. »

Chacun prit lors le dossier qui se trouvait à sa droite (Ces piles de feuilles n’étaient bien évidemment pas là quelques instant plus tôt.), et se mit à le lire en silence avec une attention manifeste. La pièce, comme N s’en rendit compte, commençait à n’être plus que fumée en place d’air : c’est que les trois hommes, moins Black, ne cessaient de fumer, cigarette sur cigarette pour l’un, cigare sur cigare pour l’autre — et ils en avaient consumé pas moins d’une vingtaine chacun, pendant ce laps de temps qui pourtant sembla à N plutôt court. Le petit vieux rompit ce silence fait de respirations et de crépitements de tabac rouge.

« — Bien, nous sommes d’accord, semble-t-il. Dans l’ordre : oui, non, non, oui. N’est-ce pas ?
— Tout à fait, firent les deux autres en chœur.
— Alors levons là la séance. Messieurs : à bien tôt.
— Hin hin hin, jamais assez mon cher Dmitriu, jamais assez ! fit Mr Jean.
— Soit, soit ! répondit l’autre. Mais cela n’est pas exactement de notre ressort, n’est-ce pas ? »

Sur ces derniers mots, les trois hommes se levèrent (N suivit le mouvement), se saluèrent, et chacun sortit par chacune des trois portes (Trois portes ?) de la pièce.

« Venez : il est temps », fit le petit vieux lors qu’il passa près de N, qui lui emboita le pas.

Ils quittèrent la bâtisse par un chemin tout autre que celui de l’aller.

*

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