dimanche 12 avril 2009

N (2004), chapitre cinquième.


Chapitre cinquième,
Où l’on attend une explication,
Mais où, avant cela, l’on dîne,
Entre parenthèse.


« — Ah ! un peu d’air frais !, fit N au sortir de l’immeuble.
— Oui oui, c’est agréable, n’est-ce pas ?
— Très. Tiens, c’est l’aurore, fit N en levant les yeux. J’ai faim.
— Non non, vous vous trompez de sens : c’est le crépuscule, mon garçon. Nulle surprise que vous ayez faim : vous n’avez rien mangé depuis plus d’une journée entière !
— Pardon ? » fit N étonné.

Mais l’étonnement n’y fit rien, et le petit vieux (Ah oui.) avait raison : la lumière qui rasait Paris venait de l’ouest. Les passants passaient, travailleurs en retour, touristes et étudiants. La faune qui s’éploie au coucher n’est jamais celle du tôt matin. Au matin, tout est plus posé, tout est plus calme et clair, reposé. Un trio de jeunes filles jetèrent de diagonaux regards aux intéressés, se regardèrent, et rirent entre elles, probablement pour trois différentes raisons, au moins. Dmitriu les avait remarquées.

« — Ah, la jeunesse ! Venez : allons satisfaire nos entrailles, fit le petit vieux d’un air enjoué.
— Au fait, c’était quoi dans cette pièce, tout à l’heure ?
— Ah ah, je vous expliquerai, jeune homme, prenez patience. Trouvons d’abord endroit décent et mangeaille roborative ! »

Ils marchèrent un temps, tournèrent un peu, et en fin entrèrent dans un café bondé.

« — Le monde ne vous dérange pas ? demanda N.
— Ah ah, comme dit un vieux proverbe sumérien : Les oreilles indiscrètes ne sont pas toujours là où il y a le plus d’oreilles.
— Si vous le dites, répondit N, qui pensait moins aux oreilles qu’à la foule même qu’il d’ordinaire fuyait.
— Ce n’est pas moi qui le dit, mon garçon ! répliqua witzement le petit vieux. Regardez : une table libre, là-bas. »

Ils accédèrent tant bien que mal à la table en question, et s’assirent.

« — Eh bien ? demanda N, intéressé.
— Ne soyez pas si pressé, jeune homme ! Choisissez : je vous invite.
— Ah bon. C’est fête. Pas de refus ! »

Ils commandèrent, puis dînèrent dans un religieux silence — tout relatif, il s’entend, puisque flottait dans la salle le murmure persistant (à l’image, si vous me permettez cette métaphore, de ces plantes qui ne perdent point leur feuillage durant les dures saisons) des conversations confondues (vous savez : Leibniz et les petites perceptions) des autres clients du café (et ils étaient nombre). Profitons de ce qu’ils sont tout affairés à leur assiette pour une courte parenthèse. C’est :

***

LA VIE DE MR. DMITRIU DVTARMIELEVSCU.

Dmitriu Fernus Dvtarmielevscu vit le jour en l’an 1888, dans un coin perdu du Portugal. L’on s’en doute, ses parents étaient polonais. Ils avaient quitté leur pays natal pour voir un peu plus de soleil, et furent pleinement satisfaits du climat de ce bout de péninsule. Ils n’aimaient pas la foule, et se sont par suite retirés, près de la côte, au sud de Lisbonne. Mais il fallait bien survivre : le père se fit petit clerc de banque à la capitale, où il passait la plus grande partie de l’année. La mère, Iliana, éleva seule le petit Dmitriu, qui naquit peu de temps après l’arrivée en pays lusophone. Elle s’acquitta de sa tâche du mieux qu’elle put. Notre homme grandit ainsi somme toute reclus, dans une petite maison austère. Nulle surprise en sa vie, et, à seize ans (faites le calcul), appuyé par papa, il entra lui aussi en banque. C’était un garçon taciturne et soumis — je veux dire : docile —, à l’allure si quelconque et aux manières si discrètes, qu’il n’éveilla l’intérêt — ou ne fût-ce que la curiosité — de personne, durant ces années de tranquille travail.

Le tournant arriva avec la mort de ses parents (qui brûlèrent, de pair avec leur petite maison, par la cause d’un fâcheux endormissement du père, la pipe embraisée au bec). Le fils, sauvé parce qu’il faisait des heures supplémentaires, aime à présent à dire, voulant probablement illustrer par-là l’humour polonais, que sa mère, alors que tout était déjà en flamme, s’adressa à son cher mari dans un demi-sommeil : « Chéri, il fait chaud, éteins le poële, je te prie ». Cela n’est, ce nous semble, que supposition gratuite. Quoi qu’il se fût réellement passé, le fils en fut si affecté, lors qu’il apprit la nouvelle, qu’il se mit à boire plus que de raison (l’on ne peut vaincre ses gènes : demandez à Balzac), et le soir même, il se fit heurter par une voiture (qui n’étaient pourtant pas légion en ces contrées), alors qu’il rampait au milieu de la rue. Le choc fut sévère : il fut touché à la tête. Il s’en tira toutefois vivant, avec moultes égratignures et contusions, un bras cassé, et cette hémiplégie faciale qu’on lui connaît encore maintenant. Quelques jours après ce malheureux incident (le pauvre convalescent n’était pas beau à voir), un homme demanda visite. On lui pria de différer sa requète, au vu et su de l’état de l’incidenté. Il insista. Dmitriu, lors informé, demanda à son tour (tant bien que mal) qu’on fît entrer l’homme. Cet homme, je vous l’ai présenté : il se nomme Black. La suite… Permettez que votre serviteur en diffère le relat, car les convives ont achevé leur repas, et en sont au café.

***

« — Ah, ça fait du bien, fit N. Bon, maintenant, ne vous faites plus prier, et dites-moi tout de vos terribles et sombres secrets. (Mine mimant dramatique.)
— Ah ah, très bien, très bien ! Mais je vous demande une fois encore la plus grande discrétion.
— Oui oui, fit N avec une pointe d’impatience.
— Alors écoutez. (Le vieil homme s’avança lors vers N de part la table.) Vous avez assisté à une réunion qui a lieu lors qu’il nous l’est demandé.
— Par qui ? fit N d’un haussement de sourcils.
— Ah, curieux ? fit l’autre d’un air triomphant. (Allez savoir pourquoi.)
— Pas vraiment. Précision.
— Cela, vous ne le saurez pas aujourd’hui, mais bien assez tôt, mon garçon, ne vous en faites pas. Laissez-moi continuer. Notre groupe s’appelle ou ne s’appelle pas — c’est informel — : les Parques.
— Comme dans la mythologie ?
— Ah, oui oui, mon garçon, oui oui, c’est cela même. C’est moi qui ai trouvé le nom, eh eh. Hmm, passons. Nous décidons de la vie ou de la mort de ceux dont les noms figurent sur la liste qui nous est communiquée quelque temps avant la réunion.
— Par ?
— Eh, eh, par la même personne que tantôt, mon garçon.
— Bon. (N décida que, définitivement, ce demi sourire, demie grimace, lui donnait l’air idiot. Il n’avait pas tort, mais n’était dans l’instant objectif.) Étonnant, cette histoire.
— N’est-ce pas ? (Demi sourire.) Vous ne semblez pourtant pas surpris outre mesure.
— Oh, vous savez… mais c’est étrange, et fort curieux, et pas très courant… Et pourquoi le temps a-t-il passé si vite ou si lentement pendant la séance ?
— Ah, c’est que le temps qui va, à l’intérieur de la maison, et à l’extérieur de celle-ci, ne sont pas les mêmes.
— Ah bon.
— Car la bâtisse n’appartient pas vraiment à ce monde-ci.
— Ah. Je me demandais pourquoi je ne l’avais jamais remarquée avant ce soir.
— D’autres questions, mon garçon ? des points obscurs ? ou trop clairs ?
— Euh… la raison de notre rencontre ? hasarda N.
— Et ce n’est, je crois bien, pas la dernière.
— Et ?
— Ah, c’est que quelqu’un s’intéresse à vous, chuchota le vieil homme avec un clin d’œil.
— À moi ? Elle est jolie j’espère, fit-il en plaisantant. Qui est-ce ?
— La même personne que nous évoquions tantôt.
— Et ?
— Et rien. Rien. Eh eh eh. Et rien. À la prochaine fois : c’est à dire très bien tôt !, dit-il avec un sourire plus étrange encore qu’à l’habitude.
— Mais… »

Et rien, en effet, car le vieil homme avait disparu dans un « pouf ! » sonore. Il faudra que je lui demande comment il fait ça. Apparemment, personne dans l’établissement n’avait remarqué cette sortie hétérodoxe. N se leva (le disparu avait laissé quelques unes de ses curieuses piècettes sur la table), et rentra se coucher sans hâte. Il dormit, comme à l’habitude, d’un sommeil sans rêve.

*

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