dimanche 19 avril 2009

N (2004), chapitre sixième.

Chapitre sixième,
Où N, au réveil,
Reçoit une visite impromptue,
Et charmante.


Le soleil rasait déjà les immeubles lors que N émergea. Il se leva, marcha jusque dans la cuisine, jeta le filtre usagé qui restait dans la cafetière, en prit un nouveau, ouvrit le frigo, en sortit le café, l’y remit — moins deux mesures —, versa un mug d’eau municipale dans la machine, qu’il mit en route. La petite lumière rouge s’alluma, et peu à peu, au son de maints crachats, l’air s’emplit de cette odeur matinale qu’il aimait — quelque soit l’heure du jour.
Dans le temps que la boisson se fît, il changea la litière des souris naines (c’étaient les seuls locataires qu’il acceptât encore — un couple, qui, à vrai dire, étaient fort peu encombrants), et remit quelques miettes de fromage bleu dans leur assiette (c’est tout l’entretient qu’elles demandent en échange de la chasse aux insectes, qu’elles mènent chaque jour).
Le café fait, N se posa dans son fauteuil, tasse à la main, cigarette au bec, et alluma son ordinateur pour consulter les faits divers des deux jours que le monde avait passé sans lui (ce sont les seules nouvelles qui l’amusent encore). En faisant défiler l’écran, quelle ne fut pas sa surprise (Tiens donc.) lors qu’il vit en photo le vieux barbu décharné de l’autre soir (rappelez-vous : dans ce bar où il avait fait la connaissance de Dmitriu). Il était mort d’une attaque (cardiaque) ce même soir, dans ce même café (K.) que Joseph tenait, et s’était, en s’éteignant, empalé l’œil droit dans le pied de son verre à bière, qu’il avait de la tête brisé dans sa chute. Mr Marc Delpaille, il s’appelait. Pas de bol. N se rappela que ce nom était sur la liste des fameux personnages, et cela lui avait, selon toute apparence, été fatal. Ah ah, alors c’était vrai. Comment ils font ces vieux fous ? J’aimerais bien revoir pour lui demander, à ce faucheton de Dmitriu, fit-il le sourire aux lèvres. Si seulement…

Et, bien évidemment, au moment même où N achevait cette pensée, la sonnette retentit. Hum, tiens, tiens… déjà-vu ? N se vêtit quelque peu (car il était nu), et alla ouvrir la porte.

« — Mr Dmitriu, comment allez-vous ? fit N dans le même mouvement.
— Salut ! fit une souriante jeune fille.
— Ah. Bonjour. On se connaît ? (Il était un peu déçu, mais s’en remit vite, au vu de la visite.) Vous voulez ?
— Baiser, fit la jeune fille du même sourire.
— Ah bon, fit l’autre quelque peu surpris.
— Non, je plaisante. Vous voir. Je voulais vous voir.
— Et vous êtes ?
— Jeanette. Je peux entrer ?
— Mais, faites comme chez vous. Ou presque.
— Merci ! (Elle entra.)
— Un peu de café ?
— Avec plaisir. (Elle s’assit.)
— C’est ça, asseyez-vous, je vous en prie : j’arrive. »

Il revint avec une tasse et le bout de verre de la cafetière. Il posa la tasse vide (une de ces jolies tasses montantes et transparentes) sur la vieille table basse, et l’emplit de liquide, ainsi que la sienne, à nouveau, qui était également vide. Il prit place en face de la jeune femme.

« — Que me vaut votre visite ? demanda-t-il.
— Elle vous dérange ? »

Elle était jolie, très jolie, même. L’on n’eût pu deviner d’où elle venait, quel était son cru, comme d’aucuns disent. Un vrai mystère que son corps. Un petit nez mutin, des yeux amandins, bleus, verts, comme la mer, du pli de l’Asie, des cheveux raides et fins, longs, noirs comme l’enfer. (Que l’on ne m’en veuille, mais la métaphore amoureuse et courtoise n’a pas exactement évolué depuis le Moyen-Âge.) Des lèvres sans fard, au sourire à la fois sec et mouillé (si vous voyez ce que je veux dire). Sous une robe noire elle aussi, l’on voyait plus que l’on devinait (la robe serrait de très près) des courbes propres à damner quelques saints. Jolie, très jolie, oui.

« — Si votre visite me dérange ? non non : elle m’enchante — et m’intrigue, aussi. Qu’est-ce qui vous amène ?
— Oh, rien en général, vous en particulier. Je suis venue vous voir, car il se trouve que moi aussi je m’ennuie.
— Ah, vous aussi.
— Mais vous vous ennuyez moins depuis quelques jours, je me trompe ?
— Non non, c’est vrai. Je me suis beaucoup amusé — quand ça ? hier soir, c’était ?
— Eh bien moi aussi, figurez-vous.
— Et nos moindres ennuis respectifs n’auraient rien à voir ?
— Ah ah, fit-elle d’un ton cristallin qui titilla N. Perspicace, eh ?
— Ah, la flatterie ne prend pas ! Juste un peu joueur.
— Quand vous le voulez bien.
— À peu près. Expliquez-moi plutôt tout ça.
— C’est sur ma demande que Dmitriu est venu vous trouver.
— Ah je savais bien, au moment où je vous ai ouvert la porte, que vous aviez à voir avec tout cela.
— Oui, cela m’a beaucoup amusée de toquer au moment même où vous pensiez à ce vieil original, fit-elle, petite fille.
— Je vois que nous avons ces mêmes petits riens qui nous distraient. C’en est encore plus drôle.
— N’est-ce pas ? fit-elle dans un de ses sourires.
— Alors, dites-moi quoi.
— Je suis juste venue pour vous proposer un peu de distraction.
— Comme ça ?
— Pour mon plaisir, je ne vous le cache pas. De temps en temps, disons : une ou deux fois dans le siècle, je descends me désennuyer quelque peu. Il faut bien ça !
— Ben, ça ne doit pas être marrant tous les jours.
— Pas vraiment, non : tout passe, et passe sans surprise, alors…
— Alors il faut bien s’amuser un peu, dit N en sirotant son café. Topons-là.
— Vous êtes vite décidé.
— Oh, ça dépend quoi, ça dépend qui.
— Scellons cela.
— Dans le sang ? (Il posa sa tasse.)
— Mais non, c’est démodé ! » fit-elle en haussant les épaules, fines et rondes.

Elle s’appuya sur les bras du fauteuil qu’elle occupait, s’avança toute entière, doucement, par-dessus la table basse qui la séparait de N, et lui déposa un baiser sur le coin des lèvres.

« C’est vrai : c’est bien mieux comme ça », fit N, de bonne humeur.

Elle avait disparu.

*

Aucun commentaire:

© Nicolas Codron / all rights reserved