dimanche 14 juin 2009

N (2004), chapitre quatorzième.

Chapitre quatorzième,
Où l’on fait, trivialement, la conversation,
En attendant le train,
Qui vient.


« — Dmitriu, fit N à la reconnaissance. C’est une surprise, et n’en est pas une !
— Ah ça ! Comment allez-vous, jeune homme ?
— Un poil fatigué, mais on fait aller. J’avais justement envie de prendre un peu congé de Paris. Vous êtes du voyage, je suppose.
— Eh eh, c’est exact, c’est exact. (Clin d’œil.) Vous savez que vous êtes dans ses petits papiers, n’est-ce pas ?
— Ah, si vous le dites, répondit N d’un haussement d’épaules.
— Je le dis, je le dis. Mais asseyez-vous donc : il nous faut attendre quelque peu encore.
— Bien. »

N s’exécuta (au figuré). Il y eut un temps, comme on dit au théâtre. Personne d’autre en quai. L’on entendait, atténuée, la voix, identique, métallique presque, de l’annonciatrice, au loin.

« — Vous n’avez pas de bagage ? demanda N à son voisin, qui venait de s’allumer une cigarette et lui présentait son paquet. Merci, non : un peu trop fortes pour moi, ces rouleaux bruns et russes sans filtre.
— Ah, les jeunes ! lança l’autre avec son sourire. Et, non non, point besoin de valise : c’est un voyage tout compris, si je puis dire : vous n’avez pas été prévenu ?
— Pas vraiment. Je sais juste qu’on va aux Etats-Unis — d’Amérique , et en train — qu’on attend.
— Oui oui, c’est cela, acquiesca l’autre, cigarette en bouche.
— Bon… C’est déjà l’heure : il est censé arriver quand ce train ?
— Oh, avec les sept ou quatorze minutes d’habituel retard.
— Ah bon… Laissez-moi deviner : il nous a été spécialement affrété, et ça tient plus du vieux truc en bois que du TGV, n’est-ce pas ?
— Non et oui, jeune homme, non et oui ! C’est-à-dire que nous ne pouvons quand même pas nous permettre de réquisitionner un train flambant neuf pour nos besoins particuliers — et ce même si, sans forfanterie aucune, notre influence est extrême : vous en avez aperçu une petite part en fait. Non et oui, car l’on ne peut se permettre une ingérence en ce monde, qui outrepasse par trop notre mandat. Remarquez, jeune homme, et sachez néanmoins, que tout ce que je vous dis est soumis à caution, puisque, ma place étant ce qu’elle est — c’est-à-dire, en somme, très subalterne malgré les apparences —, je suis en possession d’informations foncièrement partielles, et me permets de nombreuses suppositions, supposément hasardeuses et lacunaires, que je vous saurais gré de taire à d’autres, si vous n’y voyez pas d’inconvénient.
— Aucun, aucun, je vous rassure.
— Bon. Où en étais-je ?
— Non et oui, lui souffla N.
— Ah, non et oui, donc, car, pour répondre à votre première interrogation, nous ne serons sûrement pas seuls en ce train — du moins cela ne m’est pas encore arrivé.
— Ce n’est pas la première fois que vous faites ce trajet ?
— En effet, non, je commence même à le connaître un peu par cœur. Mais ce n’est pas non plus pour me déplaire : vous verrez bien tôt.
— Ah bon. J’en déduis que vous n’êtes pas vraiment un « fan » du transport instantané, si cher à Mr Jean — je me trompe ?
— Ouh là ! pas vraiment, jeune homme, pas vraiment ! Je me sens — comment dire ? — un poil moins cavalier que le sus-mentionné. Un poil de canasson, bien entendu.
— Bien entendu, sourit N, poliment. »

Deux souris grises, au milieu de la voie, se disputaient un quart de cookie, à grands coups d’uppercuts. Lutte acharnée.

« — Ah ! s’exclama Dmitriu. Nous nous en tiendrons aux sept minutes : le voilà.
— Ah ? »

Dmitriu devait contre toute apparence avoir vue perçante, car la machine ne se laissait pas deviner. Au bout de quelques secondes, l’on pouvait néanmoins apercevoir au loin une colonne de fumée, comme si l’on tirait régulièrement sur une pipe lointaine et puissante qui devait d’ailleurs se rapprocher rapidement, car la colonne semblait traverser l’espace. N se tourna vers Dmitriu.

« — On ne va pas mettre un temps fou pour arriver de l’autre côté ?
— Ah ah, je vous rassure : cela ira très bien. Vous verrez, jeune homme, vous verrez par vous-même !
— Ah bon.
— Regardez plutôt, remarqua Dmitriu avec un geste de la mâchoire.
— Quoi ? fit N en se retournant. »

Le train était à quai. Les souris sont parties. Enfin j’espère. Oh, belle bête.

Il est vrai que ce n’était pas exactement un modèle récent. Hum. D’avant l’électricité. N n’y connaissait rien en matière de trains, mais celui-là avait la tête et queue de ceux que l’on rencontre par image dans les films de l’Ouest. Entre deux reflets, l’on pouvait voir quelques silhouettes et chefs, vêtues et coiffés au goût du jour. Assez curieusement, le train ne faisait presqu’aucun bruit. Au moins ils en prennent soin.

« — Ah, voyez : il y a même un peu plus de monde que d’habitude. A l’ordinaire, l’on compte plutôt, sur les trois voitures, une demie douzaine de voyageurs. Au moins aurons-nous un peu de compagnie. J’espère que cela ne vous incommode pas.
— Oh, cela dépend de la compagnie, répondit N.
— Ah, oui oui, bien sûr », fit l’autre, mi-distrait, mi-entendu.

Le train vint à l’arrêt, et s’immobilisa doucement. Les côtes de rutillant métal et les boiseries cirées-vernies brillaient au soleil.

« Allons, allons, jeune homme ! Il ne nous attendra pas ! Notre voiture est la troisième. Allons ! », lança Dmitriu, sur le visage duquel se lisait à demi une joie presqu’enfantine.

N prit son sac et suivit son compagnon de circonstance, qui s’enfournait déjà dans le dit wagon.

« Belle journée », dit N sur son seuil, pour lui-même tout bas, en jetant un œil sur le ciel. Belle journée quand même. Il disparut dans l’ombre intérieure du véhicule.

*

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