dimanche 7 juin 2009

N (2004), chapitre treizième.

Chapitre treizième,
Où l’on vient en gare,
Considère,
Et rencontre.


L’enveloppe contenait un mot — lui-même constitué de plusieurs autres (…) — et un billet de train.

Quelques heures plus tard (il avait mis son réveil), N se trouvait de fait en Gare de l’Est, sac à l’épaule et billet en main. Curieusement, le numéro de quai était indiqué sur le papier : c’était à l’extrême ouest des murs. N s’y rendit tranquillement : il avait une demie heure d’avance.

N n’était pas dans une forme éclatante : c’est d’ordinaire l’heure, en ces fins d’après-midi, où s’impose une sieste plus conséquente. Néanmoins, la disposition était bonne, en dépit de la mare humaine qui par tout s’activait.

« Les gares sont des lieux étranges, m’avait un jour dit N, lors que nous traversiions la Gare du Nord, s’il m’en souvient bien. Des lieux tout à la fois de passage et d’attente, pleins de gens en somme inoccupés — en attente. Ils ne font que passer, et si l’on regarde la grande image, on dirait une masse d’électrons libres. Enfin, libres, libres… Les électrons libres sont surdéterminés. Remarque, les gens aussi. Pas très disponibles, non plus, les voyageurs en attente de moyen de transport. La magie du voyage n’est plus. Tout se tue à l’usage. On veut arriver vite et insensiblement à destination. Ah, la téléportation ! Remarque, moi non plus je n’aime pas le train. Il faut du leurre, un peu d’exotisme, par ci, par-là. Que diable ! Je me demande parfois si, dans nos sociétés si belles et parfaites, il y a eu un premier homme triste, ou si tout le monde est devenu triste, et la plus grande part s’est lors masquée de conformisme pour tout étouffer dans l’œuf. J’aime assez cette idée du premier homme triste, premier homme seul et ensemble — comme j’aime celle du dernier homme. Et au fond c’est le même. Et puis ce ne sont que des idées. — Qu’est-ce que je veux dire par : triste ? Bah, je ne sais pas, triste, triste, pour tout un tas et sans raison aucune. — Oui, non, spleen, mélancholie, si tu veux. On n’a pas besoin d’un mot pour tout, non ? Oui je sais : ce serait pratique, n’est-ce pas ? Mais c’est une joie, aussi, cette tristesse. On s’y complaît un peu également, je suppose. — Comment ça, je sonne triste ? Mais non, mais non, ça va. Tout ça pour dire que je ne comprends pas vraiment les gares. Et du reste il n’y a rien à comprendre. — Passons, passons ! » Nous marchâmes long-temps ce jour-là.

Par expérience et fréquentation régulière de l’homme, il m’est permis d’avancer qu’il faut et ne faut pas prendre au sérieux ce qui sort de la bouche de N — fût-ce un crachat. Lors, bien sûr, l’on ne sait plus vraiment quoi penser de tout cela, ce qu’il faut prendre, ce qu’il faut laisser. Mais, pour reprendre un de ses mots, cela n’a pas grande importance. Lors que je lui posai cette même question, il m’expliqua — s’expliqua —, en substance, ceci : pour tout et chaque un, il faut une clef. Une clef, non pour le détail, mais pour la grande image : une clef d’entente imponctuelle. Bien. Nous avons déjà dit comme nous en étions venu à pouvoir envisager que N, pour la plus grande part de son temps de veille, « ne pensait pas ». Ainsi, s’il lui arrive de réfléchir, en général ou particulier (sur les gares, par exemple), ce sont réflexions littéralement à vif, immédiates, imprécédentes : ce sont paroles et choses qui viennent. Des paroles et choses qui lui viennent, au milieu du grand silence qui règne en roi dans sa tête et corps. Ceci dit, N est parfois un peu poseur.

Pour l’heure, N se frayait un chemin hors les trajectoires des voyageurs. Peut-être est-ce en ces grandes gares seules que les gens ont un but : au moins savent-ils où ils vont, à ce moment. Le billet qu’ils tiennent en main, ou qui repose en sac ou poche, le leur rappelle à gré. C’est une des raisons pour lesquelles — et non, au fond : point besoin de raison — il est toujours intéressant de regarder les visages lors croisés. Dans les gares, les regards décidés, les traits tendus, comme appelés, de ceux qui marchent d’un pas rapide vers leur train nouvellement à quai ; les yeux — non moins vides — désoeuvrés de ceux et celles qui, assis sur un banc ou un bout de bitume, savent qu’ils sont bien trop en avance et qui n’ont rien sous la main pour, comme on dit, « tuer le temps » ; ceux et celles, entre deux eaux, qui ont les yeux rivés sur le tableau d’affichage des départs— car les gens qui attendent quelqu’un ou une sur le point d’arriver se font de plus en plus rares : l’attente est luxe que le téléphone portable, entre autres ustensiles modernes et superflus, permet de reporter — et qui n’attendent que l’annonciation, l’apparition d’un chiffre ou lettre, pour se mettre en branle tels automates et rejoindre la première catégorie de ceux dont nous faisons ici état. Il en est d’autres, bien sûr, et de plus divers. Il en est de choisis, aussi, et de fait N s’attardait — ô surprise — bien plus volontiers sur les jolis faciès croisés en ces lieux souvent pleins et vides. L’on pourrait s’étendre en considérations, mais là n’est pas notre intention. Revenons, revenons.

N n’avait jamais eu l’occasion d’emprunter ce quai reculé. L’on eût plutôt dit une voie de garage : sans abri, mais un banc. En s’approchant, N vit que celui-ci était occupé par un homme en imperméable et chapeau. N se tint à deux pas. L’homme releva la tête et derrière ses épaisses lunettes petites, souria à demi : c’était Dmitri.

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