dimanche 11 octobre 2009

N (2004), chapitre trente-et-unième.

Chapitre trente-et-unième,
Où l’on s’en retourne,
Se salue
Et se quitte.


Il se mirent en route un peu plus tard. Ils prirent le bus puis le train jusqu’à Paris. Le trajet se déroula sans surprise ni incident notable. Dmitriu passa le plus clair du temps de retour à dire ses amours de jeunesse et maturité — amours qui ressemblaient fort à une succession de déconvenues allant du cruel au cocasse. Il est des gens comme ça, que la male chance paraît poursuivre. Comme ceux qui, toute leur vie, sont ces gaillard à qui l’on tape dans le dos. Comme celles qui toute leur vie s’entichent de gars qu’il faudrait mieux pas. Ceux qui sont les meilleurs amis des femmes. Ceux qui échouent quoi qu’ils entreprennent. Celles qui sont si belles, qu’on ne cherche au dessous. Qu’on n’ose approcher. Ceux dont personne jamais ne se soucie, qui passent en réalité comme fantômes. Ceux et celles, d’autres encore. Dmitriu avait un certain charme, avisait N, mais ce visage tordu, tiré malgré lui, moitié de tout… Il faudrait ne pas voir. C’étaient des histoires d’autres temps, dites comme si celles-ci étaient celles d’autre. C’est qu’on oublie. On comble les vides. Tout part, morceau par morceau, insensiblement : paroles échangées, chemins ensemble marchés, sensations, états, d’esprit, de corps. Ne reste qu’une substance, vague rumeur, indistinctement construite, qu’on appelle souvenir. La science colle en nos têtes, pas le vécu. Les amours de Dmitriu… Le temps passa vite : Dmitriu est beau conteur.

N, qui use de la parole comme un droitier d’une main gauche, apprécia la chose. Dmitriu racontait tout cela, probablement à fin de distraire N de pensées, qu’il devinait noires. Mais, s’il est vrai que la mélancholie est, chez N tout au moins, une sourde humeur, Dmitriu n’avait lors aucune matière à souci. L’état de ce dernier lui procurait maints privilèges, dont celui, apparemment, de lire les états d’âmes, qui sont loquaces : il ne semblait toutefois pas doué du pouvoir de déchiffrer les états de corps.

Les départs faisaient invariablement taire N à l’intérieur — pour peu que le lieu lui parlât, lieux aimés, ceux-là. Les temps du retour tombaient toujours à point. L’on a souvent fait passé ceci pour de l’insensibilité — et cela vaut peut-être mieux : l’on ne peut tout expliquer. Peut-être n’est-ce là que tour de l’esprit pour éviter d’inutiles regrets. L’inconvénient est que cela semble tuer aussi les joies — mais l’on ne peut tout avoir. Et peut-être est-il des joies inutiles, en réponse aux regrets.

« Ma joie est mêlée de tristesse ;
Ma tristesse est mêlée de joie :
J’aimerais une fois
Goûter une joie pure […]. »

Il faudrait changer du tout au tout, renversement intérieur. Le peut-on seulement ? Permettez-moi d’en douter. Ajoutez à cela qu’on voudrait autre chose encore, et cela n’en finit pas. Nos obsessions ne nous quittent. Faire, ne pas faire, quoi devenir ? Marcher droit en la courbe. Nos chèvres, retournons à nos chèvres.

Quoi qu’il en fût, le retour se fit. Le trajet, au raz de l’eau, à vitesse folle et sans cahot, était toujours aussi paisible. L’on comptait moins de voyageurs, toutefois, qu’à l’aller. Traverser l’espace à toute vitesse, n’est-ce pas ridicule ? Nous sommes tout petits. Un train sur la mer, c’est un peu comme regarder à sa fenêtre dans la ville : des milliers de gens dont on ne sait rien, les uns à côté des autres, fenêtres allumées éteintes, gens qui mangent, dorment, lisent, prennent une douche, se lavent, crottent, baisent, entrent, sortent, claquent la porte au nez d’autres encore, partent sans rien dire. Amour, haine, mépris, jalousie, calme, repos, fatigue, envie, mille raisons à tout, à rien. Mille mondes minuscules, hermétiques, petits, si petits. Ah, où est-elle, cette grande image ? Un train traverse la mer, mais, pendant ce temps, quoi ? qui ? où ? comment ? À la marée des questions, il faut peut-être faire sourde oreille. Faire simple et ne pas penser.

Il sembla à N qu’ils accostèrent en Gare de l’Est ainsi qu’au départ : comme portés par un rêve dont on pouvait toucher la matière. La parenthèse parut finir, même si elle n’avait là commencé. L’on sentait moins les rayons du soleil et la chaleur qu’ils laissent sur la peau, en ces latitudes, qui sont pourtant presque les mêmes. Presque. Dmitriu et N se serrèrent la main en façon d’au-revoir, ou d’à-dieu. Sait-on jamais ? Ils échangèrent, à coutume, vœux de revoir :

« — Eh eh, vous savez où me trouver, n’est-ce pas, jeune homme ?
— J’écumerai les bars si me prend l’envie pressante de vous voir, lui répondit N.
—Ah, ah, c’est cela même ! »

Dmitriu disparut dans le « pouf ! » que l’on connaît, et signe de salut.

N jeta sur la voie de fer le mégot consumé (qui lui aussi nous consume, bien qu’à plus petit feu), et traversa la gare pour en sortir. C’étaient les mêmes gens, semblait-il, qui attendaient là pour partir. Les inconnus se ressemblent. Non-pareils, entendons-nous bien, mais l’on met volontiers dans le même sac ceux qu’on ne connaît. (De l’origine des sciences humaines.) N se fraya un passage à travers la foule interchangeable des voyageurs-minute : horaire de pointe. Où vont-ils tous si vite ? Pour retrouver ? Fuir ? Un train venait d’arriver : une masse se mit en branle à contre-sens, qu’il fallut éviter. (Il ne faut pas compter sur la courtoisie, dans ces moments.) N sortit du bâtiment de fer, de brique et de glace, et se mit à descendre le boulevard Sébastopol, en direction du centre.

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