dimanche 10 mai 2009

N (2004), chapitre neuvième.

Chapitre neuvième,
Où l’on prend un café,
Discute quelque peu,
Et introspecte.


« Allez hop ! Debout, fainéant ! C’est pas possible de dormir si tard à c’t âge-là ! Allez hop !
— Mmm ?
— Debout mon gars, ‘faut qu’on s’explique ! »

N émergea d’un lourd sommeil. C’était chose inhabituelle, puisqu’à l’ordinaire, une présence étrangère en son antre l’eût réveillé de suite. Il ouvrit péniblement ses yeux englués, pour apercevoir, en plan rapproché, une épaisse moustache, qu’il reconnut avec un soupir de lassitude.

« — Ça vous aurait tué, d’entrer par la porte, comme tout le monde ou presque ? Je ne parle pas même de sonner.
— Oh oh, c’est qu’il est de mauvais poil, le matin ! répondit Mr Jean en se dirigeant vers la cuisine. Allez, debout ! Je me suis fait du café — pas terrible, d’ailleurs, le café. Il en reste peut-être un peu, si tu veux.
— C’est ça, faites comme chez vous, je vous en prie, fit N en touchant sol. Et oui, un peu de café, avec plaisir, mon cher Jean. Vous… »

N suspendit, à peine ébauchée, sa phrase : il était chez lui, dans son salon à lui, assis dans son grand fauteuil (à lui), où il avait dû dormir, selon toutes probabilités, au vu de l’auréole de salive, qui ornait le dessus de l’accoudoir. C’est quoi ce bordel ? L’on comprendra son étonnement, car lui revenait à l’instant le souvenir des événements de la veille. N mit sa pensée en forme :

« — Jean, Jean ! c’est quoi ce bordel ? On a fait quoi hier soir ? Depuis quand t’es ici ?
(La tête de l’interlocuté apparut dans l’embrasure de la porte.)
— On ? On a fait quoi ? Je moi me, mon gars ! Je moi me ! Parce que tu m’as légèr’ment laissé tombé, kid. J’l’ai un peu renversé tout seul, ce régime. Et même que tu sais pas c’que t’as loupé, parc’que t’aurais vu leurs têtes !
(Le chef, et le sourire pileux qui l’accompagnait, disparurent à nouveau dans la cuisine.)
— Euh, tu crois pas qu’on peut localiser, sans trop s’avancer, le foirage au niveau de ton déplacement quasi-instantané de deux personnes en un même endroit ?
— Bah ! (La tête reparut.) Si t’avais fait c’que j’t’avais dit, tout se s’rait passé comm’sur des roulettes. J’ai jamais eu d’problème pour bouger deux personnes avant ça. (La tête, moins convaincue, disparut à nouveau.)
— « Jamais eu de problème » ?
— Euh… (La tête reparut.) À part p’t’êt’ cett’fille que j’voulais épater en l’emm’nant sur une île déserte, et qu’j’ai jamais pu r’trouver. (Air pensif.) Mais à part ça, j’vois pas. (La tête, satisfaite, disparut à nouveau.)
— Ouais ouais, bien sûr ! grommela N.
— Quoi ? J’entends pas. Deux secondes : j’amèn’le café. C’est presque prêt. »

Quelques instants plus tard, l’autre revenait avec deux mugs pleins d’eau, de caféine, entre autres choses.

« Tiens, j’ai dû en refaire, mais j’ai mis la dose : rien d’tel pour te s’couer l’matin ! »

Jean prit place en face de N, qui trempait déjà ses lèvres dans le liquide fumant.

« — !!! Bordel ! Jean ! T’as mis quoi d’dans, du whisky ???
— Ben ouais. Tu l’bois comment, toi ?
— … Laisse tomber… »

Il posa la tasse, et attrapa un paquet de blondes (au figuré) qui traînait nonchalament de sous la table (Viens par ici.), ainsi qu’un briquet rose, dont il se servit pour ignitier la cigarette qu’il venait de se mettre en bouche. Les volutes, blanches et grises, embrumèrent la pièce.

« — J’peux t’en piquer une, mon garçon ? demanda Jean. À moins qu’le cigare t’dérange pas à c’t’heure, ajouta-t-il malicieusement (c’est un farceur).
— Oui, oui, sers-toi. (Et l’autre de s’exécuter.) (Au figuré.) Au fait, pourquoi t’es là ?
— Ben, en fait, j’voulais voir si j’t’avais pas perdu toi aussi, pardi !
— J’me disais bien aussi…
— Oh ça va ça va, Meû-sieû Bougon. Vu qu’t’as pas bougé, y a plus d’problème. J’te dis pas comm’j’me s’rais fait tirer les oreilles !
— Oui, oui, fit N. Alors, raconte-moi comment ça s’est passé, ton renversement. T’as l’air de t’être amusé, d’après ce que tu disais.
— Ah ah ouais ! Mais y f’sait un froid ! Eh ben écoute : une fois là-bas… »

Trois petits points. C’est dire que N était à mille lieues (façon de parler) d’écouter les aventures de Mr Jean. Pourquoi n’avait-il mentionné pas ses propres péripatécies nocturnes de la veille — dont Mr Jean, semble-t-il, ne savait rien ? Qui sait ? Peut-être l’agréable rusticité (qui s’avère parfois, il faut le dire, quelque peu irritante) de ce même sieur ne le prédispose pas à être l’interlocuteur privilégié auquel l’on se confierait en premier lieu, ni celui auprès duquel l’on chercherait et trouverait conseil avisé, juste compréhension, ou, plus simplement (mais ce n’est certes pas la chose du monde qui soit du plus commun partage), attention et écoute.

Ce à quoi N avait la tête — je parle de ces yeux intérieurs —, nous ne saurions le dire.
« Bon, à une prochaine fois, cow-boy ! Je m’rentre ! » — Pof.

Jean avait disparu, laissant-là N et ses blondes. Il se laissa à son tour, couler dans son fauteuil, et ferma les yeux. Nous poserons nous aussi la plume, ne nous ayant juré de ne rien taire, ni de toujours être en joie.

*

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