dimanche 2 août 2009

N (2004), chapitre vingt-et-unième.

Chapitre vingt-et-unième,
Où l’on fait curieuse rencontre
Et apprend
D’insoupçonnés secrets.


Le vieux bar-restaurant était toujours ouvert. N en fut fort satisfait. La tête lui tournait un peu. Il entra dans l’établissement et prit place au bar. Il commanda une salade César, qui ne tarda pas à arriver, et qu’il dévora consciencieusement. Il ordonna un de ces cafés refilables à volonté — fameux mug sans fond, sans lien aucun avec les non moins fameuses Danaïdes, quoi qu’il soit le cauchemar des serveuses —, et s’accouda d’un coude au comptoir, de biais sur son siège, à fin d’observer la salle, cigarette en bouche. L’on ne comptait que quelques agrégats de Locaux — ainsi nomme-t-on, au fait, les habitants perpétuels des lieux environnants —, presque tous au régime brassé de Bud, qui discutaient entre eux, supposons-nous, de choses et d’autres. C’est alors qu’un homme, passablement éméché semblait-il — il tanguait —, embarré à quelques pas de N, lui adressa la parole d’un ton clair et distinct. (Nous précisons que ce qui se dit le fut en la langue des lieux, que nous traduisons peu ou prou littérale, ne la sachant à leur mesure.)

« Vous les voyez, tous, à rire et à plaisanter ? Comment peut-on rire encore, lors que l’on sait ? (Il marqua ce mot dernier.) Oui, mais, dites-moi : que savent-ils ? que savez-vous ? Rien, rien du tout. Quoi donc ? Eh bien, vous avez lu Lovecraft ? Qu’en pensez-vous ? Oui, je sais, c’est, fors, peut-être, Dexter Ward, d’un ennui mortel. On l’a dit raciste, misogyne, d’anticipation et d’écriture douteuses. Extravagant dans ses idées fictieuses, aussi, mais ce n’est — lui aussi le voyait ainsi — que de la littérature, à prétention psychologiste primale. Archéologie de la terreur et de l’indicible. Son indicible même est mal écrit. Mais au fond je suis certain qu’il souhaitait que ses histoires fussent vraies : le monde tel qu’il était devenu — et c’est pire encore aujourd’hui —, il le méprisait souverainement, parce qu’il ne le comprenait pas — je veux dire qu’il en avait peur. Du monde et de tout ce qui va avec, d’ailleurs, c’est à dire le troupeau de ses semblables, qu’il devait prendre pour un ramassis de bestioles bigarrées et stupides, et d’ailleurs d’autant plus stupides qu’elles étaient bigarrées. Soit. Passons. L’important est que ce cher H.P. est au-dessous de la réalité. Je veux dire que sa fiction, que l’on prend pour de la fiction de science et de fantastique, est vraie, et plus encore. Ne faites pas cette mine sceptique : je la vois bien derrière votre petit sourire et votre air attentif. Il n’avait pas idée. (L’homme commençait à gesticuler plus ardemment de l’index.) Et pourtant c’est vrai et plus encore. Bien sûr : les noms, les descriptions, tout ça, à la poubelle. Mais le reste ! Vous n’avez pas idée. (Sur un geste de N, le serveur emplit à nouveau son mug. N le prit en main, et souffla à la surface du liquide pour le refroidir.) Vous n’avez pas idée. Ces choses anciennes, je les aies vues. Mais c’est pire que tout. Les peurs de Lovecraft nous font rire. On rit de tout d’ailleurs : c’est ça qui est terrible. Même de Dieu. Enfin… C’est pire que tout ce que ce solitaire dandy, coincé et sans le sou, a cru imaginer, et cela n’est en rien risible. Mais oui, ici même ! Pourquoi diable croyez-vous que cette péninsule a la forme d’une spirale, d’une coquille ? Vico avait vu juste : c’est la métaphore de l’Histoire. Et que croyez-vous que l’on trouve au centre de la courbe ? Mais oui : P-town. Vous y êtes déjà allé ? Ah. Et vous n’avez rien remarqué ? Je vous en prie : pas de sarcasmes déplacés sur ces gens : c’est une vitrine dont on a honte, mais qui fait commerce : il faut bien vivre. Peu importe. Du reste, vous le savez, ils sont les premiers à crever. De quoi ? Mais du sida. Pourquoi ? Parce qu’ils ne participent pas à la reproduction de l’espèce. Ils ne leur sont pas utiles, donc ils s’en débarrassent. (N alluma une cigarette.) Mais oui, c’est leur fait. Quand la sélection naturelle ne fait pas assez vite son boulot, ils lui donnent un coup de pouce. Ceci dit en passant, les avancées de la médecine leur font grand tort : tant de gens vivent des vies qui n’auraient en d’autres temps pas dépassé un mois d’âge. Cela fausse tout. Alors forcément, de temps en temps, apparaît une petite chose que l’on ne peut traiter. La Boétie l’a bien compris : on ne veut pas être libre, et on ne conçoit d’ailleurs pas sa vie sans le malheur. Oui oui, j’ai beaucoup lu, et les Américains ne valent rien. Après tout, c’est normal : nous sommes les plus nombreux, ou presque, et tout le monde sait que le nombre fait la bêtise. Encore qu’il ne soit pas nécesaire de… Enfin, entre autres. Qu’est-ce que je disais ? Ah oui, sans le malheur. Vous comprenez, que ferions-nous de notre temps si nous ne le passions pas à nous plaindre et à gémir sur nos pauvres petites vies ? Ah ah, alors qu’il est de réelles raisons à propos desquelles désespérer ! Mais personne ne le sait, ne veut savoir. Dans les livres de Lovecraft, ce sont toujours eux les vainqueurs. Mais nous pourrions les renverser, si seulement nous savions, si nous voulions savoir, que nous sommes les esclaves de ces choses fraîches et anciennes. (N commanda une bière : il avait assez bu de café.) Mais il ne faut pas tarder : elles sont de plus en plus fortes. Car contrairement à nous, elles n’hésitent pas à trafiquer leur espèce et tricher la génétique. D’où croyez-vous qu’elle nous vienne, notre éthique et morale ? C’est cela même. C’est un excellent moyen pour nous maintenir dans la stagnation. Pas de danger pour eux si l’on n’évolue plus. Je crois même que l’on régresse, depuis quelques siècles. Qu’en tirent-elles ? Les avantages, vous voulez dire ? Qu’en sais-je ? Je ne suis pas dans leurs petits papiers. Je ne fais que constater, relater les faits incontestables, logiques. J’ai appris leur existence par un vieux pêcheur. Comme vous, j’étais sceptique. Saint Thomas, Saint Thomas ! Et puis je les aies vues, ces créatures. A quoi elles ressemblent ? À quoi cela vous avancerait-il que je vous les décrive ? Vous ne me croyez pas même encore. Je vous dirai seulement ceci, j’en tremble : elles sont magnifiques. »

À cet instant, peut-être en avait-il trop dit, peut-être avait-il trop bu, l’homme se cassa la figure du tabouret sur lequel il était assis, et ne se releva pas. Le serveur fit signe de ne s’en inquiéter pas : ce devait être fréquent. N régla ses consommations, et s’en fut, en pensant qu’il allait bien dormir.

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