mardi 21 octobre 2008

Japon imaginaire subjectif : Le livre d'images (2006)







LE LIVRE D'IMAGES








« JOUR1


Et si le monde n’était, qu’une pelote de laine ? J’y pense souvent ces jours-ci : ce n’est qu’une image pourtant. Charme et mystère des métaphores. Au fond cela y changerait-il quelque chose ?

Je n’ai jamais appris à lire, et c’est un bien. L’on peut être partout chez soi. J’ai voulu, cette fois seule, ne rien comprendre. Tenace envie de dépays. Plutôt qu’emprunter les mots, n’en rien savoir. Revenir au règne des choses qui bougent et demeurent.

À l’aéroport, j’ai suivi le flot des hommes. À la sortie du car, j’ai fait de même. C’est un grand silence, ce babil étrange. Les trottoirs se sont emplis à mesure, les immeubles ont grandi. Tout est plus haut quand au centre les hommes s’assignent. De longs arbres aux ramures métalliques. Si l’on pouvait voler, de nos mains voler… Dans le ciel, les nuages filent, mais, sur la terre, on vaque aux affaires de nos vies de détails, pupilles noires au sol rivées.

Sur ces pans de lumière, à quelques pas de nos têtes, ces lettres, syllabes ou mots, ne me sont que dessins, traits par hasard assemblés. Il va bientôt faire nuit. Mais ce qui se fait d’un côté semble se défaire de l’autre, et peu à peu les blanches lumières gagnent l’obscurité, comme bourgeons qui trop vite eussent grandi. Oui, tout pousse, à faire durer le jour. Et des pancartes et signes surdimentionnés, de toutes couleurs, nuit jour nuit, s’accrochent à présent aux faîtes et arètes des immeubles.

Il est par moments impossible de marcher droit. L’allure est erratique, vite, plus vite, non. Il faut glisser, à droite, à gauche. L’on bloque et s’écarte. Peut-être est-ce la fin de semaine — cela fait long-temps que les jours ne me sont plus. Bien souvent ceci explique cela, ou l’inverse — peu importe. Visages étranges et familiers. Une grande fatigue dans la plupart. Les plus jeunes sont de sortie, rient, passent des portes. Que fais-je ici ? Ah, oui : je voyage et marche, marche et voyage. J’avance comme dans un rêve. Des yeux se tournent quand ils me croisent : une face claire ici détonne. Piètre inaperçu.

J’ai faim — c’était inévitable. Un peu fatigué, aussi, cause l’avion. Je prends place à l’une de ces baraques de papier et de bois. Trois personnes embarrées à ma droite. À ma gauche finit la chose. Au juger des victuailles voisines, l’on y sert soupes de nouilles, poissons et viandes. D’un geste je demande le même bol — c’est aussi simple. Ah, ma tête est vide. C’est agréable. Une rumeur embrasse tout, qui plane à même le sol. La soupe est là. C’est chaud. Mon voisin, amusé semble-t-il, par courtoisie peut-être, me montre comme il faut souffler sur les pâtes prises, à fin qu’elles refroidissent. Je le remercie de tête et sourire, et l’imite. Curieux mélange.

« — Je m’inquiète pour toi, tu sais.
— Ah, comment ça ?
— Dis, je ne t’use pas trop ? Tu riais beaucoup plus, avant. »

Chaud. Une oasis de sel, en religieux silence. Bruits indistincts en mon tour. Chaud.

Il y a un air de famille entre toutes les très grandes villes : les quartiers — non qu’il n’en soit que quatre, mais il faut bien se faire comprendre. Et où qu’on aille, en quelque direction que ce soit, il semble — c’est peut-être illusion — qu’on les doive tous parcourir. Imbriqués, labyrinthe de bitume, de cristal. Sens de la marche. Ici aussi, le quart des commerces n'est plus, la nuit, que lieu de traverse et de flâne, fait de grandes vitrines lumineuses, trappe-à-l'oeil, de mannequins morts en habits de couleurs, d'écrans géants télévisés, d'ordinateurs, de plages et plastique, et des chiffres, partout. Tout est clos.

C'est agréable, de marcher, mains en poche, léger sac au dos, ici, là. Il me faudrait trouver une chambre pour la nuit, poser mes choses. Plus tard.

Ces deux choses qui de l'intérieur nous consument : cigarette et désir. Il semble qu’ici tout le monde fume. La ville entière est un fumoir, et la fumée s’insinue jusque dans les rêves. Quant au désir, l’homme est aux rênes. Le quart des plaisirs suit celui des affaires. De l’argent au cœur, au con. Enfin, l’un dans l’autre : ce n’est qu’enfilade d’hôtels et joyeuses maisons, pancartes de vives couleurs. L’on attrappe le passant, sans pudeur, et l’aguiche et l’allèche. Beaucoup de travestis. Apparence d’innocente et jolie joie. Des demoiselles, fraîches et moins fraîches, en costumes et grimes de lapins, d’écolières… Comme partout, de vieux hommes en imperméable et chapeau, petits — discrets ? Des costumes sortis de grands noms. Étrange effervescence. Employés de banque en manque de sexe. Schizoïdie de nos jours efficaces. Il faut bien souffler, de temps en temps, à nuit venue. Rêves matériels de chairs inconséquentes. Ce sont les mêmes qui se suicident ou qui ne savent qu’ils sont jà morts. C’est un peu du sport, de la dépense. L’on me fait de grands sourires, dit des mots que je ne sais, avec chaleur, et feinte. La couleur, peut-être encore. Mais pas maintenant : un peu plus tard, qui sait ? De jolies filles parfois. Mais autant qu’ailleurs, j’imagine. Les formes seules changent. Quelle étrange effervescence ! Les deux choses qui de l’intérieur nous consument, eh. Ça, plutôt qu’ascèse et jeux vidéos. Eh, si les moyens suivent… Jolies, ces lumières de papier, jaunes et rouges, qui se balancent au bout des fils. La pluie doit gâter l’humeur de la rue, quand elle vient. Pas l’un plutôt que l’autre, mais pas vraiment, j’imagine. Habitués et connaissances, sous couvert de l’anonymat sacré de l’or, de la boisson, et du sexe. Cigarette et désir — des visages graves et beaux, sous des masques d’amour et de glaise.

L’air est doux en cette saison. Pollué d’azote, carbone, combinés et autres, mais doux au soir. On dit que l’été est ici difficilement supportable : chaleur humide. Pour l’heure, c’est agréable. Je marche toujours, encore. Mer mouvementée, la masse mouvante des hommes, femmes et filles. L’air, insouciant… Tant mieux, tant mieux ! c’est chose heureuse. Nous reste la nuit. Ah, soif. Qu’est-ce que je viens faire ici ? Marcher, en vérité, marcher.

Il y a quelque chose de fabuleux, de magnifique, au fait de ne rien comprendre à une langue. On en a au moins une, dont on use sans y penser. Alors que c’est proprement magique. Incantation pour le moindre mot baigné d’hommes. Fluente, fluide chose qui change d’une bouche à l’autre, d’une bouche à bouche. Et tous ces gens qui passent et passent et disent sens que je ne sais. Pour un oui, pour un nom.

J’entre dans un bar. Évitons les enseignes américaines. Par chance ou raison, la place est peu peuplée. Curieusement, une femme, seule, écrit. Seule femme du lieu, seule à écrire. Les autres scènes sont celles de nos contrées. Je m’assieds.

Je me suis promis de n’écrire rien, alors je dessine. Les lieux, gens et visages. Le dessin et trait ne dit rien d’autre que ce que l’on voit. Et que voit-on ? Ah, cela…

J’allume une cigarette. L’espace n’est déjà qu’un doux brouillard. Longues et belles minutes de silence, et discussions reprennent, inentamées.

L’on vient m’attendre. Je désigne la bière que boit la demoiselle. Montrer l’envie du doigt : le mot ne vaut geste. Ah, en fait, je ne sais, mais ce que je veux m’arrive. Les chiffres sont les mêmes, ici ou là.

Ces cheveux raides et ces peaux mates qui semblent si douces. Ces yeux aux lourdes paupières, qui tant et peu expriment.

Un groupe d’étudiants vient d’entrer. Griffés de cap en chef : tranche aisée m’est avis. Réflexions, désobligeantes ou flatteuses, je ne sais, au passage près jeune fille, qui ne démord de ses lignes. Indifférence feinte, ou habitude, peut-être. L’insistance des regards et des mots. Un trio d’âgés, du fond, en silence, désapprouvent d’une moue l’absence de discrétion des jeunes du jour. Joli visage aux fines lunettes, attentif et fier. Eh.

Toutes portes et fenêtres fermées, mais on entend la rumeur du dehors. Au lors paraître des étudiants, c’était un train qui entrait. La solitude est un luxe en ces villes de sucre et de sel, qui devaient fondre, être manière de joie en d’autres temps de peste. Je dis : solitude, mais jamais ailleurs on a été si seul ensemble qu’en ces villes de métal et de broc. S’isoler n’est tâche facile, mais pour être seul il suffit de laisser les choses suivre leur cours. Un fleuve immense nous porte, où l’on ne sait plus l’autre. Au dépays rien n’y change. Il faut chaque jour se battre, contre ce vide qui, chaque jour un peu plus, emplit l’espace en notre tour.

Le temps passe, entre rêverie et les visages qui m’entourent, de la cigarette à mon verre. J’esquisse distraitement quelques traits. Par moments, exclamations à la table des joueurs : revers ou retour de fortune. Et la jeune fille poursuit silencieusement sa lecture. Je laisse sur la table le chiffre convenu, un peu plus, et m’en vais, un peu à regret. Les yeux mi-clos : peut-être dort-elle ?




JOUR2


Je ne sais pourquoi les gens partent un jour, un temps, et s’en retournent, ou ne s’en retournent pas. Pourquoi, pour quoi… À chacun ses raisons, qui ne tiennent peut-être à rien. Que compte-t-on trouver, dans ces lieux qui ne sont pas les nôtres ? Fils et cordes où l’on puisse s’accrocher, rocs solides assez, rêves où l’on vit, où se jeter. L’on emplit nos mains, qui toujours sont vides — mais c’est une autre affaire que d’ôter la charge de nos souvenirs.

Il pleut ce matin, et, curieusement, je vis. Épis récalcitrants — bah. Ma chambre d’hôtel est un cagibi. Je descends, et l’on me sert un petit-déjeuner occidental — pèche à la peau blanche, m’est avis. Les attirails sont très-formels, dans ces restaurants-hôtels. Je mange lentement. Leur café n’est malgré tout pas détestable. Je règle nuit et repas, et sors en suite.

Tiens, il ne pleut plus. C’est une chance : le parapluie me fut et m’est, chose inconnue. L’Irlande mise à part ; mais je l’oubliais sans cesse ci ou là.

J’ai toujours beaucoup aimé la pluie, mais aussi trop fréquenté les capitales. La pluie dans les villes est grasse et ribaude, inanimale : la pollution l’a prise. Ce doit être un combat même ici aussi, j’imagine. Enfin, c’est hors de propos, car le soleil est de retour. C’est amusant, d’ailleurs, car il ne nous quitte jamais : ce sont les nuages qui viennent et vont.

Le monde se presse — une orange oui, non. Aujourd'hui j’irai où le flot s’apaise.

Ce quartier semble n’être peuplé que de mères. Je ne croise que femmes enceintes, ou enlandées, voire un petit à la main, dans les bras. Tout à l’heure, sur le trottoir d’en face, une petite fille était juchée sur les épaules de maman. Elles babillaient, l’air complice.

Le vent a cessé tout à fait, qui a chassé les nuages. J’aimerais bien trouver un banc : les jambes tirent un peu. L’entrée d’un petit parc est à pas. Un peu de verdure. J’aperçois, au fond, en face, un distributeur de boissons — ils sont à tous coins de rue, et même entre deux coins, d’ailleurs. Et donnent boissons chaudes ou froides — cans only. Riche invention pour ceux qui n’ont d’horaires. Le sable de l’allée crisse sous les semelles.

Tout est calme. Gazouillis, d’oiseaux, d’enfants point trop bruyants, d’insectes de sus les arbres. Ce soda a un goût étrange. J’aurais peut-être dû prendre un jus d’orange. Encore que cela n’eût rien garanti. Eh, bientôt les oranges même disparaîtront : ne resteront que les jus. Il fait beau, assis, là, sur ce banc. Extension. Si on lève les yeux, si on les plisse un peu, on peut voir, très haut, des mouettes voler. Le volatile est libre, dit-on, poètes en chef — illusion, probablement : je ne sais. Les mouettes noires et blanches, le ciel est bleu.

Je reviens sur terre. Bac à sable et balançoire. J’allume une cigarette. Une paire de petites filles, elles construisent des châteaux, surveillées, d’un œil distrait, par leurs génitrices qui, un peu plus loin, discutent. Bac à sable et balançoire.

« Comment dire ? je tiens beaucoup à toi, mais je crois que je ne suis plus assez amoureuse. »

Bac à sable et balançoire. C’est un peu irréel : une jeune fille s’y trouve, elle oscille doucement, robe blanche, légère, et fines sandales, chapeau de paille, elle lit. Les joints métalliques gémissent, réguliers, à chaque retour.

Comment les femmes font-elles pour avoir une peau si douce ? Un autre de leurs mystères encore, dont la clef n’est peut-être pas seulement cosmétique. Le désir, encore et toujours le désir. Un monde sans désir serait sûrement un monde sans guerre, mais les femmes y seraient certainement moins belles.

Ah, une gamine a fait des siennes, et pleurer l’autre — je ne sais quoi : mes yeux étaient ailleurs. Les mères accourent, s’affolent — réprimande et console. J’aimerais pouvoir pleurer encore. Sel dans les yeux, sur la joue, sur les lèvres, dans la bouche. Au moyen des pleurs, agrémenter la grande joie, apaiser la peine, goutte à goutte, en discrète fontaine. Ou faire connaître au monde la contrariété qu’on éprouve — comme ici m’est avis, car je doute qu’il y ait grand mal. Du sable dans un œil, peut-être, un château par mégarde écrasé… Les enfants sont de si douces créatures… C’est bien connu.

La petite déjà ne pleure plus, et reprend ses jeux. Ce rayon de soleil me réchauffe le cœur. Tout à coup, comme en rêve, une ombre blanche passe. Un temps bref et infini, pour réaliser que c’est la jeune fille qui, tout à l’heure, se balançait et qui, maintenant, quitte le square. Je tourne la tête dans sa direction. Ses longs cheveux noirs, vent, brise, et la gravité à laquelle on n’échappe jamais.

Elle est partie. Une tristesse incertaine, comme à chaque fois, fait suite à l’instant de divine fascination. Qu’elles soient belles, encore, toujours. On les excuse de ne nous comprendre pas — non qu’elles nous le demandent —, parce qu’elles sont belles. Savent-elles seulement cela ? Chercher la porte dans la grande image. Le monde est étroit, jamais on n’en sort. Des yeux pour les voir. Qu’est-ce qu’une belle passante, en aveugle ? Les mains d’une telle scène ont-elles idée ? Les yeux touchent, différemment, ce que les mains n’atteignent, ce sur quoi, aussi, elles ne pourront se poser pas. Il ne faudrait désirer qu’à portée de main, et laisser au vent nos chimères de couleurs.

Ah, j’ai envie de sake. Un peu trop tôt peut-être.

En haut, une fine nappe de nuages, ciselés plutôt précisément en arcs de cercles, vagues de vapeurs, remplit peu à peu l’espace. Tout s’épaissit au sud-est. Marge d’une perturbation qui sans doute vite arrive. Le soleil aura peu régné.

« Tu sais, on ne se quitte jamais vraiment : on fait à jamais partie l’un de l’autre. »

Soit que les changements célestes ne leur ont échappé, soit que, plus modestement, c’est l’heure du déjeuner, les deux mères — qui n’en sont peut-être pas, qui sait ? — r’empaquètent leurs choses, et appellent les bambins, qui accourent. Gageons qu’ils ont faim. Cela fait long-temps que j’ai perdu l’habitude de manger au midi, au matin. Bon, hâtons-nous, nous aussi : pas plus de parapluie qu’au réveil, dans la main.

J’ai quand même quelque peine à quitter la place : c’était bien. Trouver une gare. J’aime les marches d’aller, mais les retours m’ennuient. J’en ai croisé une en venant. C’était par-là, je crois.

Visage étonné de l’homme en place, à la demande difficilement formulée d’un billet pour n’importe où. D’un doigt il m’indique le quai. Mes coutumes exactes s’émoussent. Le peu de monde m’étonne. Mais tout lieu ne saurait être à toute heure bondé. Il m’en reste par ailleurs une demie, avant l’arrivée, et départ. Eh, où donc vais-je atterrir ? Bah, c’est toujours la même carcasse qu’on traîne avec soi. Qui se ride et vieillit alors que l’âme s’envole.

La ponctualité doit être ici habitude. Ou peut-être ne perd-on pas son temps, et saute d’événement en événement. Emplois du temps chargés, j’imagine. Perdre son temps… Toujours est-il que, l’heure dite approchant, le quai s’emplit. Faces fermées, presque dures. Visage standard qu’on affiche aux autres. Le règne de la sauve apparence, paraît-il, est ici plus fort qu’ailleurs. Eh, conduite correcte et faces de cire. Il n’est de joug dont on ne peut se défaire. Identiques jusqu’au tailleur — discipline, discipline.

Amassement le long de la ligne. Sonnerie, les portes se ferment. On se pousse, on se presse. Ici ou là, seule change la forme. On ne retrouve pas ce qu’on a, une fois, perdu.

Je parviens à m’asseoir. Les pervers ne sont pas une légende : je le lis dans les yeux de tous les hommes. Savoir que la promesse de ces appâts est un doux piège.

« — Bon, quoi qu’il en soit, j’espère qu’on se verra bientôt…
— Quand tu veux (mon amour), quand tu veux. »

Le paysage varie, ne varie plus. Qui croirait que les montagnes traînent à l’arrière de la ville ? On passe du gris au vert. C’est un beau paysage. Peut-être descendrai-je bientôt.

Eh, mouvements de curiosité qu’on réprime aussitôt. Aucun discours ne se lie entre nos prunelles. Seulement des yeux faits de paupière. Pourquoi la franchise n’aurait-elle pas également des yeux sombres ? Une peau jaune ne peut-elle rosir ? J’ai parlé sans savoir : restent les écolières, qui ne cessent, en dépit des règles, d’être curieuses. Merveille éternelle du jeune âge. Peut-être tout n’est-il pas perdu encore.

Sous la pluie, sanctuaire aux innombrables marches. Il y a quelque chose de l’ordre de la pénitence à gravir ces larges pierres si justement assemblées. Et quelque chose de sage dans le fait de cacher les temples au sommet des monts. Les yeux de la marche à corps oubliant, dépouillé.

Je suis trempé jusqu’aux os, mais c’est agréable. L’air est doux, la pluie est douce, presque chaude même. Souvent il doit pleuvoir : ce qui végète danse.

De rares visiteurs, sûrement touristes, dévalent la pente sous quelconque couvert. Un couple s’arrête ; l’homme me tend poliment un parapluie surnuméraire. Attention rare et touchante ; mais je n’en ai pas besoin.

Chaque pas me rapproche des dieux. Pluie, brouillard, vapeurs et eau, dôme naturel de terre végétale. Le long des marches, moussues, d’anciennes tombes, larges portes de pierre portant les noms probables des morts. Parfois, rouges ou blancs, touches seules colorées, de petits rubans de toile — ou est-ce du papier ? — se balancent noués, aux branches de sus les stèles. Contraste manifeste et belles ensemble dans ces nuances mille, fastes, de gris et de vert. Gris, blanc, rouge et vert. La rumeur apaisante des gouttes sur les feuilles tombant, et l’eau qui sur mon corps et la terre ruisselle.

Il est sûrement des gens qui comptent les marches de chaque escalier qu’ils gravissent. S’occuper à s’occuper : nul autre grand travail.

Ah, cette pluie… Fins torrents venus du ciel. L’eau passe inentamées au travers de la matière.

Je croise une jeune fille. Elle descend lentement les marches usées, irrégulières. Qu’elle pleurât, je le jurerais presque. Je ne peux distinguer bien ce qui des larmes ou de la pluie. Saisissante envie, de m’arrêter, de l’arrêter, l’interpeler d’une quelconque manière. Petit corps frêle auquel le revêt colle. Visage fin, triste et bel. Elle me dépasse sans me voir. Je continue. Le jour déjà bien tôt n’est plus.

« — Et c’est moi qui pleure… Ta chemise va être trempée.
— C’est pas grave. Tiens, un mouchoir.
— Merci. »

Flambeaux au sommet, et lampes électriques au retour, m’ont guidé. Je suis entré dans une vieille auberge de bois, en écartant les rideaux et les toiles. Les yeux de l’hôtesse s’aggrandirent à l’entrée. J’avais oublié : moi aussi je suis mouillé. Elle claque des mains. Brève déchausse. Sa fille peut-être, apparaît et m’emporte. Chambre spatieuse et vide presque, minimale en bon sens. La jeune femme dit très vite des choses qui malgré elle s’animent, ce me semble. Elle est comme un vent, curieux et fort, qui me mène à gué, pleine d’allant. Avec grâce, avec adresse, laquelle ailleurs peut-être eût pu passer pour de l’audace, elle ôta mes vêtements et me revêtit en lieu, et place, d’une longue robe de soie noire.

Étonnante source d’eau brûlante en plein air, dedans la maison, là, derrière. Je pourrais m’endormir. La pluie à présent me paraît fraîche. Ma peau rougit et mes yeux se ferment.

Pieds nus sur le bois, pieds nus sur la pierre. Sens du toucher que là-bas on oublie. Et qu’ici on ne remarque probablement plus même.




JOUR3


Il est déjà tard. Lumière écrasante au dehors, par le travers des rideaux, entre eux et tout au tour. Je plisse les yeux. Il me semble que j’ai rêvé cette nuit.

Long moment de plafond au-delà, l’avant-bras droit posé sur mon front, le reste sous les couvertures. Il fait frais. Un peu plus fais encore à l’extérieur peut-être. Peut-être n’est-il pas si tard que cela.

Que font-ils tous, au pays ? J’ai oublié de jeter ces roses, depuis long temps sèches d’ailleurs. On ne se reverra pas, et ça me va.

Le plafond est un lieu étrange où se repose. Tamise de lumière oblique pour part. On entend le pépiement des oiseaux, le bruit de l’eau. Doit-on, ici aussi, laisser la place à heure dite ?

« — C’est triste ce que tu dis.
— J’ai toujours raison, tu sais.
— Mmmh… »

Faites que j’aie tort. Avoir tort c’est n’être plus seul. Ah, qu’est-ce que je raconte ? Il est trop tard pour tout ça. Debout ! debout. Et ce n’est pas comme si j’y pouvais quelque chose.

Qu’il fait frais. J’ouvre les rideaux, les volets, ce qui y ressemble. Il n’est pas si tard que cela. Que de verdure. Ou peut-être la saison fait-elle.

La neige me manque. C’est curieux. Que vais-je faire aujourd'hui ? Ah, je recommence à chercher des raisons — suffit. L’on toque et parle. On me vêt d’une de ces grandes robes noires. On traverse la pièce, ouvre en grand une, deux paires de cloisons coulissantes, celles-là qui laissaient passer l’autre peu de lumière : c’est le dehors, le sable, les allées, le vert. On me présente d’un geste d’invite le jardin. Sandales de bois et de tissu. Le soleil et l’air frais jouent avec les arbres. Pourquoi pas ? Je m’avance, fait quelques pas. Petits chemins de bois que je suis. Tout autour, fleurs et feuillus, mis là, probablement, selon quelque science secrète et sûre.

Un petit pont, même, étendu d’eau, où apparaissent parfois de gros poissons gris. De l’autre côté, un petit banc, bas, où je m’assieds.

À mon retour, bois puis tresse encore sous les pieds. On a rangé le lit du sol, dressé une table où repas. Je m’agenouille et mange. De là où je suis, je vois le vent.

Puis je reviens, m’assieds sur le rebord — la maison est un peu plus haute que la terre. Un porche court, côté jardin, le long des murs. Les pieds ballent entre ciel et ciel.

On s’affaire et débarrasse dans mon dos. C’est un beau ciel de montagne, où bleu et blanc s’entre-mêlent. Comme à l’attendu, nombre d’oiseaux. Mmh.




On m’apporte des boules de riz, une algue au tour de chaque, et des flacons, remplacés si vides, d’un alcool chaud, qui est comme un miel amer.




La fille est jolie. Ces longues soies colorées, à la fois amples et serrées, qui tombent en cascade et comme fil à plomb montrent le sens des choses. Cela faisait long temps que je n’avais eu envie de parler. C’est la même que l’autre soir. Eh : c’était hier. Elle est accroupie derrière moi dans l’ombre fraîche de la pièce, et veille, semble-t-il, à ce que je ne manque de rien. Mais qu’en pourrait-elle ?

S’entendre est difficile. De quoi est-ce une affaire, en vérité ?

Je dis à haute voix ce qui me passe par la tête. Je ne me retourne pas. Elle est là, s’interroge peut-être, elle écoute, ou pas même, et cela suffit. Ce jardin m’apaise : je resterai ici cette nuit encore.

Avoir place où retourner, et qui revoir : voilà ce qui sauve. J’ai trop attendu dans la vie, trop aimé, aussi. Impression tenace de cette chose simple, qu’à chaque nouvel amour c’est un peu moins de place en moi pour le prochain. Aimer n’est pas nécessaire, mais la présence…

La fille dans mon dos joue d’un instrument étrange. Le jardin, le vent, fleurs et feuilles, cette mélodie, les doigts qui la jouent, le revêt de la peau, la part aussi de la peau qui est nue, les cheveux peignés les joues peintes et la nuque, le bois tranché sa surface rèche l’arrangement maisonné, les arbres le vert et la vallée, cette oreille petite et ronde, tout me dit que cet équilibre n’est pas paix mais paisible, qu’il est chose complexe et simple pourtant. Tout comme l’attache voulue libère et pèse, pèse et libère ; mais pour tant il est un peu tard.

Le repas se passe en silence et reprend cette musique. Le lit est sorti du placard : je m’allonge et je dors.




JOUR4


Savoir que rien n’a de sens, qu’on ne fait qu’en donner à ce qui n’en demande. Et cette grande fatigue au bout de la marche. On la pourrait poursuivre ; mais vient à point le repos, quand le somme est nécessaire. C’est la loi du corps — le mien dit Assez dormi. Il fait nuit pourtant encor. Silence, et la nuit qui fatigue elle aussi.

Les paires de portes-fenêtres bois contre bois coulissent. Fraîcheur matinale de la mouille nocturne. Je sais à présent pourquoi les lieux ne sont ici empesés pas d’objets : c’est cause ces amples vêtements dont on s’habille, à fin de ne les déchirer pas. Luxe au prix du désencombre, que de marcher droit. Cercle si l’on veut, comme en ce jardin. Ah, on m’appelle, semble-t-il. Le soleil se lève, horizontal. Bleu, orange et rose.

Petit déjeûn de salé, sucré — guère dans mes habitudes : comme quoi c’est selon. L’éternel propos et dispos des relations humaines, et pas elles seulement. Fort bon, et dépareil, au demeurant — comme au voyageur, d’ailleurs.

Paiement pour le séjour. Amusante remarque, que le chiffre soit universel. Quelques traits et bout de papier. Salutations courbes et souriantes. Elles n’ont probablement pas grande affluence ou visite. Seul à évoluer tout ce temps dans ces lieux. Peut-être y a-t-il saison plus touristique que celle-ci. Non qu’elle soit plus agréable, m’est avis.

Ah, quelle chevelure sous la chigne. L’artifice, quel que soit, au mieux n’enlaidit pas — alors pourquoi ? Mmh.

« — J’ai des cernes…
— c’est par ce que.
— Tu dis n’importe quoi.
— Ah, tu rougis. »

Eh, le visage au réveil. Vite de suite un masque. Elles ne savent. Que savent-elles qui ne soit leur ? Ah, quelques nuages ; ils s’en vont. Tête en ciel, pieds au sol. On marche sur des braises. J’ai troqué mes chaussures pour ces choses de bois et d’air. Un dernier salut, je me tourne et pas à pas.

Allez savoir pourquoi, j’ai long temps rêvé de ces marches sous un ciel d’été, sur un chemin de terre entouré d’herbe, d’arbres et de cigales, et cette grande lumière qui rend les ombres profondes et claires. Le déshabit partiel me va : il faut bien être à mi-décent, ne faire pas fuir, non que souci. Sentiment de jeunesse passée trop vite et comme volée, que j’aimerais rattraper pourtant.
Être enfant et plusieurs siècles derrière soi, avoir pour amie et amante une femme à la cervelle d’homme — les grands souhaits, qui sont aussi regrets, sont des idées folles ; mais comme cette herbe elles repoussent drues plus encore après la fauche. Je ne parle pas des autres. Les lieux communs sont tous les mêmes. Eh.

Vide agréable et les insectes.

Faim. Odeur de braise : allons contre vent. Repas et repos : les deux mains d’un même homme, le cal dur et la peau douce pourtant comme celle du sein des femmes.

Ah, cette brise et grand soleil. Ce rouge immense et noir quand on ferme un temps les yeux. Dormons un peu, avant tout. La moitié du jour c’est de l’ombre : on l’oublie. De fins filets au travers des feuilles.

Il est des places reculées, hors le monde et près le monde pourtant, que la supposée civilisation ne touche. Le bon sens est proche des choses.

Petit hameau, sur la route suivie, maisons basses et de bois. Petit attroupement tour l’échoppe d’où l’agréable odeur de grillade. Je m’approche et l’on s’écarte. Tracasserie de l’inhabitude, semble-t-il. Crainte mêmée d’interrogations, aussi, probablement. Les hommes fermés comme des murailles. Une vieille femme petite et couverte de plis tient la baraque. Salut de tête. Je présente un doigt levé et paume ouverte où quelques pièces. Un temps d’hésitation : elle me tend une paire de brochettes. Murmure montant, dans mon dos. Je m’incline et m’en vais, puis qu’on ne veut de moi.

À la sortie du village, je m’assieds à terre, au bord du chemin, à cheval entre l’herbe et la poussière, mors, mâche et mange, soleil toujours : c’est bon. J’avais faim.

Fini, je pique les broches à la verticale à mon côté. M’allonge et m’endors. …



Bruit dans l’herbe proche. Des petits pas et des murmures. Jouons, ne bougeons pas. Ça se déplace, derrière ma tête, tantôt oreille droite, tantôt gauche. On hésite et tâte. Je me tourne du dos au côté, comme en sommeil. Tout s’immobilise et retient le souffle. Un temps : les murmures reprennent. Ça avance : un téméraire. Je roule à nouveau, sur le dos. On s’échappe et court et crie. Ah ah. Demi-tour, et j’ouvre les yeux, visage au creux des bras. Enfants curieux cachés dans les buissons. Je souris et me r’endors. On peut bien marcher, la nuit aussi.

Ah, il fait encor clair. Le soleil décline. Rose et bleus. En route. On encontrera bien où se poser.

Quel calme. Les hommes ont tout détruit, avec leurs machines. Voitures et réveil-matin. Etcaetera. Et le cri-cri des grillons, pattes et fourches contre élytres. La paix vient avec la fatigue des corps. Faire simple et ne penser pas. Les lumières ci puis là s’allument, une à une. Calme. Et le bruit de mes pas.

N’avoir personne qui attendre, est-ce un manque, une chance ? Eh, c’est comme pour tout : un peu des deux, et d’autres choses encore. Où peu importe.

La nuit tombe et le bleu avance. Bleu-nuit. Mot juste. Ce bleu profond du ciel sans soleil où le regard s’abîme. On s’accroche aux étoiles, quand même. Tsss, qu’a-t-on besoin de plafonds peints ? mmh, ah oui : il pleut, parfois.

Un peu fatigué. Ah, un moustique. Deuxième village qu’on traverse. Toutes ces vies entre-mêlées derrière leurs fenêtres. On dirait maints théâtres. Vaints, aussi, car tout recommence sans cesse, et la récidive. Jamais contents, hein ? Épictète ou Épicure.

Le ciel est clair, et fond de l’air point trop humide — j’ai le rhume facile — : point besoin de toit, de murs, ni sol dur et bien lisse.

Qu’est-ce que je fais là, eh ?



Où es-tu, Li ?




JOUR5


Il n’est aucun rêve qui soit pareil à quelqu’autre. De là qu’on vient et va.

Il est de ces jours d’été, au milieu de ces agréables chaleurs sèches, point trop écrasantes, où le corps évolue sans poids ni contrainte, — il est de ces jours d’été qui nous brisent au réveil car le ciel est bas, l’air, froid, proche l’horizon — avant-goût de la part suivante du cycle, que rien ne reste et que tout passe, qu’on s’épuise en vain pour durer jusqu’à demain, et sans fruit on se demande ce qu’on fait là. Parfois le souvenir de ces jours seul suffit.

Réveillé tôt par une courbature, et douleur au bras gauche. Brume matinale des lieux où le sol vit encor. Là où le ciel s’éclaire, c’est l’Est. La réciproque est fausse. L’ordre des choses. Un peu faim ; mais ce n’est pas important. On tousse un peu. Tête un peu lourde. On bouge et se tortille — reposition. Tentons de dormir un peu encor. Sage folie que tout cela. Fatigué : besoin d’un grand et long sommeil.

[…]

Besoin d’un grand et long sommeil.

… »

(2006)

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