dimanche 25 octobre 2009

N (2004), chapitre trente-troisième et dernier.


Chapitre trente-troisième,
Où l’on n’a jamais fini
De finir
Et commencer.


N remonta la rue de la Huchette, puis Xavier Privas, au milieu du flot constant et chaotique des touristes, en réprimant l’envie pressante qui le prit, de couper des têtes au passage. Il disparut à mi-lieu dans la fraîcheur de la cour. La concierge était là, petit bout de femme brune et ronde, archétype de lutte contre la maigritude de nos jours publicitaires. Elle arrosait les plantes. Elle fit de grands yeux et s’écria de sa voix étrange et forte :

« — Ah ! mais c’est monsieur N ! Comment ça va-t-il aujourd’hui ?
— Bien bien, et vous ? répondit celui-ci.
— Ah, vous savez, il a fait chaud, alors je sors pas beaucoup, c’est ma fille qui fait les courses, c’est que la grand’mère s’est trouvée mal, sinon ça va bien, pas de problème, et les plantes ont soif alors je leur donne un peu d’eau vous voyez.
— Eh bien tant mieux. Il y a du courrier ?
— Non non, rien de spécial. Attendez que je réfléchisse…
— Eh bien bonne fin de journée ! fit-il en montant l’escalier branlant pour couper court à la conversation qui avait de fortes chances de s’éterniser.
— A vous aussi monsieur N et à bientôt !
— A bien tôt. »

C’était bien court aujourd’hui. À la décharge de N, il est vrai que cela pouvait durer plus d’une heure parfois, quelles que fussent les protestations, et aussi pressé fût-on. Quoi qu’il en dît, cela ne manquait pas parfois d’être agréable. Il y a pire.

La clef tourna sans peine dans la serrure. (Clic.) Il faisait plus frais encore à l’intérieur que dans la cour. Tout semblait là, ordre et désordre à leur place. Rien n’est vraiment fixé, mais l’on s’y retrouve. N se délesta de ses vêtements ainsi que du reste (Ahhh. C’est bien mieux ainsi.), lança la cafetière (au figuré), et se mit sous la douche. Il n’aime pas vraiment se laver — c’est distraction et relâche. Mais là, cela allait.

Thoreau a beau dire qu’une maison est un siège, c’est chose apaisante que d’avoir un lieu, à soi connu, par soi construit, même en sa tête. C’est un peu ce repos au retour en la terre du père, comme écrit Hölderlin, mais l’on n’est pas forcément ce qu’on naît, et libre à chaque un et une de choisir sa terre. Le tout est d’être son élément.

N réfléchissait à ces choses, et n’y réfléchissait pas, entouré d’eau qui tombe. Entouré d’eau qui tombe… Il se dit que cela suffisait, l’arrêta, en sortit, se sécha, et se dirigea vers la cuisine. Le café doit être fait.

Jeanette était là, dans son fauteuil. Ses pupilles sombres et claires riaient, pleines d’étoiles taquines.

« — Je ne voulais pas vous déranger, lui dit-elle sourire en manière de bonjour.
— Ah, pas de manières entre nous : vous voulez du café ?
— Fort volontiers : plus j’en bois, plus j’y prends goût. Ce doit être dû à ce qui tourne autour.
— Qui sait ? fit N en ellipse. C’est du moins whisky-free, quand Jean n’est pas dans le coin.
— ?
— Ah, c’est pas grave. Je reviens. Une seconde. »

N partit, revint, tasses remplies au bout de chaque index, qu’il toutes deux posa. Il passa kimono noir en façon de feuille, car il était nu, et n’en voulait faire coutume.

« — J’eusse tout aussi bien pu me dévêtir, si l’habit vous gênait.
— Oh, ce n’est pas bien grave, répondit N : nous sommes ainsi presqu’à égalité. (Sourire entendu, car la demoiselle ne portait que légère robe rouge — l’été permet bien des choses que l’hiver contrarie. Mais les corps eux aussi hibernent.)
— Eh bien, quelles nouvelles ? lui demanda-t-elle en croisant-décroisant les jambes, et de saisir la tasse blanche.
— Vous n’étiez pas mal non plus en petite, et le blond et teint blanc vous allaient ma foi fort bien, fit-il amusé. (Elle éclata d’un rire si clair qu’il la rendit plus belle encore.)
— Ah, vous aviez deviné.
— C’étaient des vous d’autres temps ?
— Non non, bien présents — mais détails, tout cela. (Elle but une gorgée. L’on entendit le liquide glisser dans la gorge. La tasse revint à la table.) Vous êtes-vous amusé un peu quand même ?
— Ah oui, beaucoup.
— Tant mieux ! moi aussi ! (Elle battit des mains de plaisir, d’un air mutin qui fait fondre les cœurs.)
— Eh bien, tant que ça ? »

N riait à son tour. Ils parlèrent du voyage, quelques temps encore, et tout à tour s’amusaient et s’attristaient en chœur, à mesure qu’ils partageaient impressions, sentiments et pensées d’alors.

Puis elle se leva, car, supposons-nous, mort et vie n’attendent pas.

« — Je suis d’ordinaire fort occupée — que voulez-vous ? c’est ça d’être une femme active ! —, mais puis-je m’inviter à passer, ci ou là, vous voir ?
— La cafetière est toujours prête, et je ne sors pas beaucoup… Vous pouvez, avec plaisir. (Elle avançait ; il se leva.)
— Mais prenez garde : je me déguiserai peut-être encor !
— C’est donc là votre vrai visage ? supposa-t-il malicieusement (car c’eût été un peu comme demander son âge à la fille que l’on croise en rue).
— Ah ha ! qui sait ? lui répondit-elle sur le même ton, en déposant un baiser sur le coin de sa bouche. (Cela devait piquer un peu : N n’aimait pas, non plus, se raser.) À bien tôt, donc !
— A bien tôt », fit-il en sourire petit.

Elle disparut dans un « pouf ! », laissant dans son sillage une fragrance parfumée d’ambre et de soufre.

Ah, c’était une bonne journée, en vérité.

N prit les tasses vides laissées là sur la table. Il emplit à nouveau l’une, posa l’autre sur l’évier. Il prit la sienne pleine, en but une gorgée, pour n’en perdre goutte maladressée au parquet, et la posa, dans le salon, face au fauteuil, sur la table basse. Il s’assit, et attrapa la demie reliure, romantique et rouge, qui gîsait de sous la table. Un signet en sortait au quart. N posa le volume sur le bras gauche du siège, et alluma une cigarette. La fumée se dispersa dans l’air, puis ne resta que le fin filet qui s’échappait du bout rouge et gris, de cendres et de feu mêlé. N s’installa, posa ses lunettes à cheval sur un genou, prit le livre qui attendait entre ciel et ciel, soupira profondément, et l’ouvrit.

Bon, c’est pas tout ça : j’en étais où ?




FINIS.

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